La mort de George Floyd aux Etats-Unis a provoquée une immense vague de protestation et d’indignation qui a très largement dépassé le cadre de la légitime dénonciation des violences policières et du racisme qui sévit encore outre-Atlantique. Les chiffres sont hélas là pour témoigner de cette triste réalité : chaque année à peu près un millier de personnes sont tuées par la police américaine, dont 25% sont des hommes noirs. L’académie nationale des Sciences américaine (PNAS) nous indique que les hommes noirs ont ainsi 2,5 fois plus de chance que les blancs d’ère tués par la police !
Le débat nécessaire – qui se doit d’être apaisé quoique lucide – sur le sentiment d’appartenance de chacun d’entre nous à la Nation, qui aurait dû accompagner ce mouvement de protestation a, en France, pris la forme d’un certaine parallélisme avec la mort d’Adama Traoré, suite à son interpellation par la Gendarmerie nationale, à Beaumont-sur-oise, en juillet 2016.
Avec l’institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), nous avons voulu donner la parole à des acteurs engagés, reconnus et respectés pour le dynamisme de leurs actions de terrains, la densité et légitimité de leurs travaux universitaires, les responsabilités politiques qu’ils occupent, ainsi que les réflexions concrètes qu’ils mènent pour faire vivre la République, dans la diversité de ses citoyens et de ses territoires…
Ils sont huit et représentent une France, riche de sa diversité, résolument tournée vers son avenir – quoique consciente de son passé et de ses zones d’ombres – et surtout soucieuse de la nécessité de s’engager pour le bien commun et l’intérêt général de tous et de chacun…
Emmanuel Dupuy, Président de l’IPSE, Pierre Henry Président de France Fraternités
Racisme ; USA-France, mêmes combats ?
Deuxième invitée, Laurence TAILLADE est Présidente fondatrice du Parti Républicain Solidariste, Forces Laïques. Elle est également la fondatrice de l’Observatoire de la Laïcité du Val d’Oise. Auteur de plusieurs ouvrages – dont le dernier « Etre une femme en 2020 » est paru le 5 mars dernier (éditions Michalon) -, Laurence Taillade a reçu le prix national de la laïcité du Grand Orient de France (GODF) en décembre 2017, pour son ouvrage « L’urgence laïque », paru en mars 2017 (éditions Michalon).
1) Le décès de George Floyd à Minneapolis lors d’une interpellation et l’immense vague de protestation et d’indignation qui s’en est suivi, aux Etats-Unis et un peu partout dans le monde s’est invité dans le débat politique en France, à l’aune de l’affaire autour de la mort d’Adama Traoré en juillet 2016. Existe-t-il, selon vous, un lien entre les deux affaires ? Que cela révèlerait-il en France, comme aux Etats-Unis et ailleurs ?
Nous avons tous été très choqués par les images de George Floyd agonisant sous le genou d’un policier. Cette indignation est légitime. Il en serait autrement que j’en aurai été moi-même très inquiète. Pour autant, la récupération politique qui en est faite devrait nous alerter davantage.
En effet, les Etats-Unis ont bâti leur système politique sur l’apartheid, qui n’a pris fin que dans les années soixante et persiste néanmoins de nos jours dans la manière de vivre des différentes communautés, les unes à côté des autres. La vie en commun est quasi inexistante : chacun son quartier, chacun son école et des quotas pour tenter d’administrer une forme d’intégration des minorités ethniques ou religieuses. Ces quotas, loin d’avoir abaissé les tensions, les ont exacerbées, car la qualité intrinsèque de l’individu ne prévaut plus dans le poste, la place que l’on occupe dans la société et certains ont le sentiment d’être dépossédés de ce qu’ils pensent leur revenir de plein droit.
En France, depuis la Révolution, nous avons aboli les privilèges et intégré, dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’égalité de tous devant la loi. La Constitution de 1958 reprend ce principe intangible, qui fait que la France est avant tout une Nation une et indivisible, dont la laïcité est le socle, car par la non-reconnaissance des religions, elle a gommé les distinctions établies entre les individus, touchant notamment les protestants, qui n’avaient pas d’état civil, alors tenus par les paroisses. Ne pas être baptisé, avant 1789, signifiait que vous n’aviez pas d’existence légale, vous ne pouviez pas, par exemple, transmettre votre patrimoine, à moins d’abjurer votre foi.
On voit bien que la base de construction de ces deux sociétés est diamétralement opposée. L’une prône la communauté, l’autre la citoyenneté.
Le seul lien que je vois entre les deux affaires, c’est la mort d’un homme noir lors d’une opération policière. D’un côté la cruauté de l’acte, filmé, des policiers qui assistent sans réagir à la mort de George Floyd, de l’autre une arrestation qui dégénère suite à la résistance de l’individu. La couleur, dans l’affaire Adama Traoré n’a pas grand-chose à voir avec l’issue de l’histoire. Il y a, par contre, récupération des franges racialistes françaises, soucieuses d’importer le modèle américain dans notre pays et d’expliquer toutes les tensions sociales par la couleur de peau. A ce sujet, le terme de race me dérange. Il signifierait que les êtres humains ne seraient pas un groupe homogène, ce qui est faux. Le point de départ sert de mèche pour allumer l’indignation générale, mais ces tensions étaient sous-jacentes.
Aux Etats-Unis la tension entre la police et la population noire trouve sa source dans au moins deux phénomènes : la ghettoïsation sociale – et le sentiment d’injustice légitime qui en découle – et le port d’armes qui incite plus facilement les policiers à faire usage de la force pour leur propre protection. Ces tensions sont exacerbées par un Président aux propos limites, une police dont la hiérarchie répond à des injonctions locales, soumises aux ambitions d’élus soucieux d’offrir une image d’autorité à leurs électeurs.
En France, la police a une direction centrale et répond à des doctrines précises. On ne peut pas l’accuser de racisme, d’autant qu’elle est le reflet même de la société, dans sa diversité, dans ses opinions. De fait, on ne peut pas nier que certains policiers sont racistes, et ceux-ci ne sont pas dignes de porter l’uniforme, mais jeter le discrédit sur toute la profession et la remettre ainsi en cause est scandaleux.
2) A l’aune de la mort de George Floyd, et la question du racisme qui gangrène la société américaine, a été, ainsi, relancé le débat sur l’identité nationale et l’intégration républicaine, à l’aune d’une interrogation sur le racisme qui existerait au sein des institutions chargées du maintien de l’ordre en France (police, gendarmerie nationale). Au-delà, certains s’interrogent sur les méthodes d’interpellations utilisées par les forces de maintien de l’ordre. Comment rebâtir de la confiance entre forces de l’ordre et citoyens, notamment là, où les tensions sont les plus fortes, dans les banlieues ?
Le racisme au sein de la société américaine est lié à son passé récent et aux traces laissées par l’esclavagisme. La France a, elle, un passé colonial. C’est sur la base de ces pans de l’histoire, datant de plus de 60 ans pour la colonisation et de plus de 160, concernant l’esclavage en France, que des branches indigénistes, comme certains intégristes islamiques, s’appuient pour créer la scission entre les individus et attiser des tensions communautaires au sein de la société. Notre pays vit depuis plus de quarante ans sous la pression de ce qui était, au début, des groupuscules imposant progressivement, notamment au sein des associations de lutte anti-raciste, que la critique de certains modes de vie, certaines religions, était impossible et les qualifiant de racistes, d’islamophobes, nouveau mot valise utilisé pour réinstaurer le droit de blasphème dans notre pays. L’Etat, par peur de s’attaquer à ce qui était des dérives, des embryons de partition sociétale, a laissé faire. Certains élus locaux ont même activement contribué à donner de l’importance à ces groupuscules qui se sont empressés de mettre sous cloche des populations, des quartiers entiers. La politique des grands frères a largement contribué à ce phénomène, associée à la désertion des services publics de proximité de ces quartiers abandonnés de la République au profit de ceux qui ont su s’y substituer (islamistes, trafiquants en tout genre…).
De plus, la faiblesse de l’Etat a contribué, à tous les échelons, à durablement fracturer la société en communautés. En refusant de soumettre ces populations immigrées aux mêmes lois que l’ensemble de la société, en refusant de leur demander de se conformer à nos principes, en leur retirant l’accès aux services publics, les gouvernements successifs ont refusé l’accès de ces nouveaux arrivants à la citoyenneté. La gauche en a, d’ailleurs, fait son nouvel électorat, par clientélisme, reproduisant une certaine forme de protectionnisme post-colonial, qui donne l’amère impression d’une forme de condescendance, les considérant peut être incapables de s’intégrer, comme tous les autres migrants, à la Nation. Le terreau des identitaires était fait pour des personnes qui se sont senties déclassées et auxquels les discours politiques, associatifs, ont répondu. Les tensions actuelles en sont le fruit ; la police, en tant que représentante de l’autorité de l’Etat, comme les gendarmes et les pompiers, en subissant les conséquences lourdes. L’accès à ces quartiers leur est devenu quasiment impossible, faute d’équipement en adéquation avec les agressions dont ils sont les cibles, par des minorités agissantes qui dérangent la vie de majorités qui voudraient juste vivre en paix.
Même si je pense que la confiance entre forces de l’ordre et citoyens n’a jamais été rompue – il suffit pour s’en convaincre de voir les messages de soutien à leur encontre et les derniers sondages qui disent que 85% des Français soutiennent la police -, il faut rendre son humanité au policier derrière l’uniforme. Cela n’est possible que par une présence quotidienne et rassurante dans le quotidien de ces quartiers, le retour des postes de police de proximité, de services publics et une forme de solidarité qui implique un changement de vision du fonctionnaire de police qui, défait de son uniforme, est femme ou homme.
Il semble évident, aussi, que cela doit passer par des moyens supplémentaires alloués à la police, mais aussi à la justice, pour que les délinquants qui entachent l’image de ces territoires puissent être arrêtés et que les condamnations soient suivies de sanctions, afin que cette forme d’impunité cesse.
La République ne peut continuer à fermer les yeux sur ce qu’il s’y passe et ce n’est que par l’application d’une justice aveugle à toute distinction, exemplaire aussi, que cela peut réussir.
3) La légitime question sur « qu’est-ce qu’être français, aujourd’hui ? » semble ouverte par cette actualité brulante. Il faut s’en réjouir. Néanmoins, nombreux sont ceux qui redoutent que ce débat – qui a toujours fécondé la République, à travers son histoire et ses bégaiements – ne « dérape » vers une approche plus militante d’un antiracisme qui se voudrait plus revendicatif dans sa volonté d’interroger, voire de se substituer au récit historique (esclavagisme, colonialisme, occidentalisme…). Comment appréhender sereinement et le plus ouvertement possible cette question ?
Le problème de ce type de questionnement réside souvent dans ceux qui posent le débat et le contexte dans lequel on se trouve. Son instrumentalisation à des fins politiques est un problème si on se refuse à y voir aussi une dimension philosophique.
Philosophiquement, la question de la nationalité est relativement proche de la dimension juridique. La notion de nation se construit autour de choix civilisationnels communs. Ces valeurs communes trouvent comme base celles édictées par les philosophes de Lumières, au nombre desquelles le principe d’égalité, comme base de l’indifférenciation et de l’émancipation, la laïcité comme principe incontournable d’accès à la liberté de conscience, mais aussi comme facteur d’universalisme, et la langue française, comme garantie d’unification culturelle.
Ces fondamentaux forment la Nation. On voit bien que la nationalité française ne repose pas sur une question territoriale, mais sur un sentiment d’appartenance forte et d’appropriation de valeurs, de principes et d’une histoire qui y est associée.
Je m’inquiète d’un débat qui me semble dangereux car il tend à réécrire l’histoire de notre peuple pour le rendre conforme à une image tronquée de nos racines, souvent menée par une forme de suprématisme incompatible avec ce que nous sommes.
Le monde universitaire a été le premier à être imprégné de ces thèses au point de nier l’essence même de ce qu’il était censé représenter depuis mai 68. L’émancipation intellectuelle par la liberté des apprentissage et la confrontation de la diversité des idées fait rebrousse chemin et impose une bien-pensance interdisant la prise de parole de philosophes ou de journalistes reconnus pour laisser la place à des indigénistes ou des figues de prou des Frères musulmans.
On ne peut pas poser un débat sereinement s’il est entièrement pris en otage par ces personnes qui refusent le débat et usent de l’anathème pour discréditer tout discours qui ne leur est pas favorable et démontre le manque de justesse de leurs propos, voire détournent des bouts de phrases pour discréditer leurs contempteurs.
Aujourd’hui, la rue déboulonne des statues, veut faire interdire des œuvres littéraires, s’inscrit dans une forme de négationnisme de notre passé politique, culturel, artistique, allant jusqu’à s’attaquer à des figures abolitionnistes, comme Victor Schœlcher, ce qui démontre une forme de totalitarisme dans la démarche. Une société qui n’a pas de passé n’a pas d’avenir. On apprend de ses erreurs, raison pour laquelle je ne suis pas favorable à une réécriture de l’Histoire, mais bien plus à un apprentissage réel, non déformé, de tout ce qui en fait sa grandeur et sa laideur : guerres de religion, esclavage, colonialisme, sans jamais d’angle mort. Les Occidentaux ne sont pas les seuls à avoir des zones d’ombre.
Toute société doit savoir se regarder en face, mais ce n’est pas par le biais du militantisme que ces questions peuvent être résolues. Cela doit passer par la philosophie et la prospective politique. Car, finalement, ce qui manque actuellement cruellement au peuple français, ce n’est pas de se définir – chaque sondage démontre très bien qu’il est attaché à ses principes et valeurs -, mais c’est d’avoir un projet commun, un projet qui fait sens, une vision à long terme de notre communauté de destin. Il nous manque des personnalités politiques d’envergure, portant une ambition pour le pays plus que pour eux-mêmes.
4) Comment, dans ce contexte « explosif », faire émerger, néanmoins, un débat apaisé et dépassionné autour de la question des fractures sociales et sociétales, alors que ces dernières s’accompagnent d’une montée générale de la violence qui semble, désormais, orienter le débat public, dans les médias, sur le pavée et par le truchement d’internet et des réseaux sociaux ? En d’autres termes, comment retrouver le chemin, tous ensemble, de la République ?
Lier l’antiracisme et les questions de fracture sociale est déjà un problème en soi. Notre pays est sur le point de vivre une crise économique grave, la pauvreté n’est pas l’apanage des minorités ethnico-culturelles.
Le problème actuel vient de l’irresponsabilité de certains politiques qui surfent sur une vague dangereuse, donnant crédit à ceux qui veulent crisper le débat autour de ces questions. Les mois passés ont démontré l’appétence de la gauche mélenchoniste, hamoniste ou jadiste, fière de se montrer à toutes les manifestations identitaires, qui finalement n’ont pas grand-chose de différent avec celles de droites. L’une et l’autre prônent une forme de repli sur soi, une définition de l’identité par la couleur de peau, par la religion. La crispation autour d’une autre identité que celle qu’impose le socle national est bien le sujet de ces tensions.
Entre les deux, la plupart des Français se sentent étrangers à cette grille de lecture. La crise des « gilets jaunes » en est un puissant révélateur : les oubliés, les habitants de province se sont soulevés face aux politiques injustes et déconnectées menées contre eux.
Mais on peut noter que, des « gilets jaunes » aux dernières manifestations, le débat se joue dans la rue, sur les réseaux sociaux. Trop d’attentes insatisfaites se font jour, les inégalités sociales se creusent, sans qu’une prise de conscience ne semble émerger dans les couloirs du pouvoir.
Le politique a perdu tout crédit, d’avoir abandonné sa mission au service de l’intérêt général. Les affaires se succèdent et sont connues par le biais des réseaux sociaux. Les médias font leur chiffre sur le sensationnel et attisent les extrêmes, pour attirer toujours plus d’annonceurs, ce qui accroît la défiance des électeurs, orphelins d’alternative crédible répondant à leur demande légitime de plus de justice sociale.
La République a été délaissée par les politiques actuels, mais je reste convaincue qu’elle habite durablement le cœur des Français. Ce n’est que par un changement radical des modes de fonctionnement de nos institutions que nous pourrons en retrouver le chemin : réaffirmation de nos principes, application des lois, instruction publique, système fiscal totalement repensé, plus juste, adapté aux nouveaux enjeux de protection sociale des individus et de l’environnement.
Notre pays a besoin de se repenser en revisitant ce qui a fait la grandeur de son histoire : l’humanisme des Lumières, reposant sur l’émancipation de l’individu qui adhère librement au contrat proposé par la Nation, se dote de lois, délègue à l’Etat l’application de ce cadre et, parce qu’il est conscient, assume ses devoirs de citoyen, bénéficie de ses droits et s’applique chaque jour à transmettre un héritage aux générations futures, dont il est débiteur.
Je crois profondément au rôle essentiel d’une école républicaine, laïque, à laquelle l’ensemble des moyens doivent être restitués afin de faire société dès le début de la scolarité. C’est là que l’on apprend à faire Nation, c’est de là que renaîtra le sentiment qu’être Français est une chance.
Laurence TAILLADE est Présidente fondatrice du Parti Républicain Solidariste, Forces Laïques.