Propagande : la Russie contre-attaque en ligne avec le soutien d’influenceurs de l’extrême droite

Alors que ses outils d’influence RT et «Sputnik» ne peuvent plus sévir en Europe pour diffuser sa propagande, Moscou déploie une nouvelle stratégie. «Libération» a pu en identifier certains des rouages en français, entre sites grossièrement manipulatoires et influenceurs proches de l’extrême droite.
Il n’y a pas que sur le front des opérations militaires que la Russie fait face à une résistance déterminée. Avec le bannissement de RT et Sputnik par les Européens, la guerre de la propagande, qui se joue principalement sur Internet, vire ainsi à la bérézina pour un Vladimir Poutine qui pensait sans doute pouvoir s’appuyer sur cet outil de désinformation bien installé (la chaîne YouTube de RT France cumulait un demi-milliard de vues avant d’être rendue indisponible). Privé de ces organes stratégiques pour peser sur l’opinion publique, Moscou a dû trouver un plan B qui se met déjà en place, a pu constater Libération. Une nouvelle recette qui mixe sites internet, influenceurs et vidéos virales.

Après les fameuses «guerres contre le terrorisme» ou «contre la drogue» américaines, la Russie lance désormais la «guerre aux fakes [news]». War on Fakes en anglais. C’est le nom d’un nouveau site qui vient d’apparaître en ligne et qui est disponible en cinq langues : anglais, français, espagnol, chinois et arabe, mais pas en russe. Une caricature de fact-checking mais entièrement dédiée à diffuser le narratif russe sur la guerre en Ukraine.

Lire aussi sur le site de la Deutche Welle ( la radio internationale allemande ) : Guerre d’Ukraine : Comment un site de « vérification des faits » diffuse la propagande russe. Le site utilise de fausses déclarations faites par des médias ukrainiens 

«L’arnaque» du Covid

Gros tampons «fake» sur des photos, prétendus «debunkages» de fausses informations, mises au point qui s’avèrent manipulatrices… «Tout est grossier ici, les infox autant que leur rectificatif», a parfaitement résumé la journaliste Sonia Devillers au micro de France Inter. L’objectif de ce site, promu par les excroissances du pouvoir russe sur les réseaux sociaux ? Décrédibiliser les médias, le fact-checking et le camp ukrainien, ainsi que semer le doute sur les crimes de guerre attribués aux Russes. De la pure propagande.
Et ça commence à prendre en France. Sur le compte officiel du ministère des Affaires étrangères russe, un tweet en anglais du 5 mars promouvant le site, et repartagé notamment par l’ambassade de Russie en France, a été retweeté plus de 1 000 fois. Déjà d’autres messages en français visent à faire connaître la plateforme et à la présenter comme une source fiable. A l’image de cet utilisateur de Twitter aux 5 000 abonnés, planqué derrière un pseudo, qui partageait essentiellement des infox sur «l’arnaque» du Covid jusqu’ici mais qui a pris fait et cause pour la Russie depuis qu’a éclaté le conflit. Son message promouvant War on Fakes a été retweeté notamment par l’ex-sénateur UDI Yves Pozzo di Borgo (plus de 55 000 followers), «covidosceptique» déjà épinglé pour avoir diffusé des fake news sur la pandémie ou pour un voyage «controversé» en Crimée en 2015, un an après l’annexion de la péninsule par Moscou.

Suprémaciste noir et agent d’influence ?

Le Kremlin semble aussi avoir réactivé des réseaux francophones plus anciens. Kemi Seba, militant «panafricaniste», mais surtout suprémaciste noir et antisémite qui fut proche de Dieudonné et de Soral (lequel donne d’ailleurs lui aussi dans la propagande prorusse) du temps où il sévissait dans l’Hexagone, s’acharne ainsi à diffuser un narratif compatible avec celui de la Russie sur le conflit ukrainien. En bref : l’Ukraine serait le bras armé de «l’oligarchie occidentale» qui veut un «monde unipolaire», tandis que Vladimir Poutine est le pourfendeur du «nouvel ordre mondial» (expression chère aux complotistes) et le défenseur du «monde multipolaire» qui doit être défendu au nom de «la souveraineté des peuples». Un gloubi-boulga informe transposé dans le contexte ukrainien. Mais qu’importe, visiblement.
Kemi Seba vient ainsi d’annoncer sur tous ses réseaux son arrivée à Moscou, où il doit donner mercredi une conférence au prestigieux Institut d’Etat des relations internationales. Difficile de croire qu’il ne le fasse pas avec – au moins – l’assentiment du pouvoir russe, qui verrouille actuellement plus encore qu’à son habitude toute voix discordante. D’autant que l’homme a reconnu ses liens avec Evgueni Prigojine, oligarque qui est le principal financeur des mercenaires de Wagner (le bras armé «discret» des opérations internationales de la Russie) et dirige l’Internet Research Agency, officine accusée d’avoir piloté l’ingérence russe dans la présidentielle américaine de 2016 notamment. Kemi Seba a par le passé avoué avoir été «soutenu matériellement» par Prigojine, qui lui avait demandé en échange d’«appeler la jeunesse africaine à mener des actions violentes contre les intérêts français en Afrique», soulignait le Monde. Selon nos informations, ce militant anti- «mondialisme» (qu’il impute notamment aux francs-maçons) et proche de la fachosphère était en France récemment pour prêcher son message.
Kemi Seba, c’est plus de 216 000 abonnés sur Instagram, 180 000 sur YouTube et 70 000 sur Twitter. Et des relais actifs. A l’image de son «ami» le boxeur congolais Zack Mwekassa, auquel plus d’1,5 million de personnes sont abonnées sur Facebook. Un homme qui a diffusé dès le 1er mars une vidéo pompeusement intitulée «La Russie et l’Ukraine, je vous raconte toute la vérité». Concrètement, dix minutes de propagande prorusse délirante. Mais ça marche puisque la vidéo totalisait ce mardi plus de 2,7 millions de vues, ainsi que des centaines de milliers de likes, partages et commentaires sur le réseau de Mark Zuckerberg. C’est même, soulignait vendredi le journaliste de BFMTV Raphael Grably, «sur Facebook, en France, la publication la plus puissante depuis le 24 février». Preuve que le plan B russe prend forme.