ANALYSE – Salah Abdeslam est la preuve que n’importe qui peut devenir un terroriste pour peu qu’il s’estime humilié et que, très vite, des endoctrineurs l’habituent au goût du sang.
article par Stéphane Durand-Souffland publié sur le site figaro.fr, le 10 02 2022
Qu’apprend-on sur Salah Abdeslam au procès des attentats du 13 novembre 2015? Il est, parmi les quatorze accusés présents, le plus scruté, celui dont on attend le plus. Parce qu’il était à Paris le soir des carnages, vêtu d’un gilet explosif. Parce qu’il n’est pas mort, contrairement à tous les assassins de ce soir-là, dont la justice lui reproche d’être le complice, contrairement aux Mohamed Merah, Amedy Coulibaly et autres frères Kouachi. Parce que pendant les cinq ans qu’a duré l’instruction, il n’a rien dit.
L’attente disproportionnée que sa parole suscite fait de cet homme ordinaire une sorte de fantasme, l’incarnation du mal, le dépositaire de secrets de l’État islamique (EI). Or, Salah Abdeslam est un fanatique banal. Le prisonnier – comme ses compagnons de box qui revendiquent leur allégeance à l’EI – d’un mode de pensée totalitaire qui a donné du lustre à une personnalité médiocre. Ses mots, en réalité, n’ont guère de prix d’un point de vue judiciaire. Il n’était qu’un pion pour les cerveaux de Raqqa: ils n’ont sans doute pas dévoilé l’intégralité de leurs plans à un individu qui n’a même pas fait le voyage initiatique de la Syrie. L’enquête, de surcroît, a permis de retracer la quasi-intégralité du déroulement des tueries, de leur conception à leur exécution.
Pourtant, il est intéressant d’écouter Salah Abdeslam. On entend aux assises un homme que cinq années de détention dans des conditions drastiques réservées à sa personne, et d’ailleurs discutables à bien des égards dans un État de droit, n’ont pas brisé. Un homme parfaitement lucide sur l’enjeu du procès où il encourt la perpétuité, et qui tente de mettre en avant des arguments pour sa défense. À commencer par le plus pertinent à ses yeux: «Je n’ai tué personne».
«Il est un militant de l’EI, convaincu que les attentats sont une réponse légitime aux frappes anti-Daech de la coalition internationale dont la France faisait partie.»
Salah Abdeslam, qui s’exprime d’une voix douce dans un français parfait, n’est ni un fou, ni un imbécile – ce serait tellement plus confortable pour l’auditoire! Il est un militant de l’EI, convaincu que les attentats sont une réponse légitime aux frappes anti-Daech de la coalition internationale dont la France faisait partie. Il pense que la charia est indépassable, que le darwinisme est une supercherie, que «l’islam triomphera de gré ou de force».
Surtout, il prophétise qu’«en Europe il y a des gens qui ont prêté allégeance à l’EI, discrets maintenant et qui vont s’activer à un moment». Il met en garde ses juges contre les sanctions trop lourdes visant, «dans les affaires de terrorisme», ceux qui n’ont tué personne – sévérité qui pourrait dissuader de futurs tueurs de masse de «faire marche arrière».
Comme avant lui Sofien Ayari et Mohamed Bakkali, dont les facilités oratoires ont sidéré les assises, Salah Abdeslam fait de son procès une tribune au service de l’«islam politique et militaire». Et ce personnage que nous avons tant fantasmé avant d’entendre le son de sa voix pourrait devenir aussi le fantasme, positif cette fois, d’individus qui ressemblent aujourd’hui à celui qu’il fut jadis à Molenbeek et considèrent leur propre condition avec mépris.
Un mot revient souvent dans les propos du trio Ayari-Bakkali-Abdeslam, pour justifier leur adhésion aux thèses de l’EI: humiliation. La défaite, avant Daech, était leur quotidien. Daech leur a proposé l’ivresse de la victoire. En échange, ils ont abandonné leur défroque ordinaire et l’empathie inhérente à toute humanité, pour se parer de vertus sauvages qu’un Abdeslam croit encore réservées à l’élite des musulmans.
Cela semble absurde, mais cela a été. Le procès du 13 Novembre nous apprend à regarder ces hommes devenus autres, à écouter leur discours construit et livré sans haine apparente, derrière lequel on sent une conviction intacte.
Finalement, Salah Abdeslam est moins inquiétant pour ce qu’il a commis en 2015 que pour ce qu’il annonce. Il est la preuve que n’importe qui peut devenir un terroriste pour peu qu’il s’estime humilié et que, très vite, des endoctrineurs l’habituent au goût du sang.◾️