Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui : le Qatar.
Jean-Claude Samouiller est président d’Amnesty France. A J-5 du coup d’envoi de la coupe du Monde de football, il est l’invité de notre quatrième épisode. Il nous rappelle les conditions de vie des travailleurs immigrés, leur statut légal et revient sur la responsabilité des organisations internationales. Certains évoquent même une forme “d’esclavage moderne”. Retour sur ce sujet ancré dans l’actualité.
Entretien
Amnesty a publié différents documents sur le Mondial 2022 et a documenté notamment une des polémiques autour de ce Mondial qui concerne le nombre de morts sur les chantiers au Qatar autour de la construction des stades. Certaines estimations font état de 6500 morts. Le Qatar conteste ces chiffres. Qu’est ce que vous répondez à Amnesty ?
C’est très difficile d’annoncer des chiffres étant donné qu’il n’y a pas de statistiques, que le Qatar ne communique pas là-dessus. Le journal anglais The Guardian parle de 6500 morts. Il n’y a pas de statistiques. Les corps sont renvoyés aux familles avec une explication de « mort naturelle », comme une crise cardiaque par exemple. Il est très difficile d’avoir le chiffre exact, mais on parle de plusieurs milliers.
Comment le Qatar a t-il réussi à faire venir un certain nombre de travailleurs migrants sur son territoire ? Pourriez vous revenir sur le système de la kafala ?
Avant le lancement des travaux pour la Coupe du monde, il y avait à peu près 1 million de travailleurs migrants, particulièrement en provenance du sous continent indien et de l’Afrique subsaharienne. Depuis l’apparition des vastes chantiers des stades, on en vient à peu près 2 millions de travailleurs migrants au Qatar. Ce n’est plus le cas depuis 2018, mais il est vrai qu’auparavant la procédure de kafala était utilisée. C’est une sorte de parrainage. L’employé confie son nom et passeport à son employeur. Ainsi, il ne peut pas changer d’emploi, ne peut pas retourner au pays sans avoir l’autorisation de son employeur, ce qui est une situation de dépendance vraiment disproportionnée. La législation au Qatar a évolué. Le système de la kafala a été supprimé, mais dans les faits, elle perdure toujours en toute impunité.
Le Qatar a tout fait pour obtenir le Mondial 2022. Mais dans cette affaire, quelle est la responsabilité, selon vous, des organisations internationales du football, de la FIFA et puis éventuellement d’ailleurs de la Fédération française de football ?
Alors la FIFA est une organisation commerciale. Elle droit répondre au droit international et en particulier aux principes directeurs de l’ONU concernant les entreprises. C’est à dire que l’ONU exige des entreprises qu’elles préviennent de tous les risques d’atteintes aux droits humains et qu’elles les adoucissent. Ca n’a pas été fait. Donc, la FIFA est clairement responsable d’une partie des violations des droits des travailleurs aujourd’hui au Qatar. Et la Fédération française de football, qui fait partie de la FIFA, a également sa part de responsabilité.
Avez-vous eu des contacts avec la Fédération française de football et ses dirigeants pour parler de cette affaire ?
La Fédération française de football ne nous a jamais reçu. Nous avons procédé par échange de communication. La dernière manifestation de leur part est un communiqué disant qu’il prenait en compte les revendications en matière de droits humains. Nous proposons de constituer un fonds d’indemnisation des victimes et des proches des victimes. Nous avons donc souligné la mauvaise communication et demandé qu’elle soit suivie de faits concrets. Mais nous n’avons jamais été reçus par la Fédération française de football.
Quelle est votre position à Amnesty International concernant cette Coupe du monde, boycott ou pas ?
Alors nous, Amnesty International, nous n’appelons jamais au boycott, même si nous reconnaissons que ça peut être un moyen efficace de pression. Au contraire, la stratégie, c’est plutôt de profiter des événements internationaux qui vont être sous une couverture médiatique énorme pour documenter, alerter, dénoncer ce qui se passe dans le pays en question. Et nous profitons de cette Coupe du monde pour dénoncer ce qui se passe au niveau des travailleurs : des milliers de morts, des salaires qui ne sont pas payés, qui sont confisqués, qui sont payés à moitié ou qui sont payés en retard. Il faut parler des conditions de vie. Aucune protection par 50 degrés à l’ombre, des journées infernales et des semaines interminables. Il n’y a aucun jour de repos ni de récupération. Nous préférons profiter de cet événement pour dénoncer ce qui se passe sur le terrain.
Pour aller plus loin
Un point géographie : on parle de cette presqu’île de la péninsule arabique qui n’est pas plus grande que l’île de France. Avec Bahreïn au nord, les Emirats plus au sud et l’Iran de l’autre côté du Golfe, le Qatar est au cœur des conflits géopolitiques de la région.
En 1971, la couronne britannique abandonne ses protectorats sur l’ensemble de la région du Golfe Persique ; c’est la naissance des Emirats Arabes Unis. Cette union n’intéresse pas le Qatar et Bahreïn, qui s’émancipent. Quelques années plus tard, l’économie du Qatar monte en puissance avec la contrôle pétrolier dont il hérite. Mais c’est surtout le gaz naturel liquéfié qui fait sa richesse : il représente aujourd’hui 13% des ressources mondiales.
L’automobile, l’immobilier, le luxe : le gouvernement investi à l’international. Le rachat du PSG en 2011 lui offre une visibilité mondiale. Ce “soft-power” ou pour les moins bilingues d’entre vous, cette “puissance douce” est une caractéristique du gouvernement qatari. Se montrer partout, dans tous les secteurs possibles. Petit à petit, le Qatar devient un pays immensément riche, avec un des PIB le plus élevé au monde.
Mais le Qatar, c’est aussi la création, en 1996, d’Al-Jazeera, sa stratégie médiatique. La chaîne est le mégaphone de la place Tahrir en 2011, au Caire. Elle soutient 24h/24 les mouvements citoyens en Libye et au Maghreb. Ses pays voisins – l’Oman, la Syrie et le Bahreïn – connaissent aussi des soulèvements populaires mais Al-Jazeera décide de ne pas soutenir les révoltes.
Il y a près de 2 millions d’habitants au Qatar, dont la moitié à Doha, sa capitale. Ses habitants ne sont pas tous qatari, au contraire ! On compte seulement 12% de natifs dans le pays, le reste étant des immigrés travailleurs. Cela influe aussi sur le ratio homme/femme qui est le moins équilibré du monde : on y compte 3 hommes pour une femme.
Diffusion samedi 12 novembre à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7. Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien. Prochain pays en débat le 19/11/2022.