« Parce que chaque élève compte », « abdiquer (serait) renoncer à nos idéaux démocratiques »

Mohand-Kamel Chabane et Benoît Falaize, coordinateurs du livre « Parce que chaque élève compte », appellent, dans une tribune au « Monde », à écouter la voix des élèves et des enseignants des quartiers populaires et à voir les réussites éducatives qui y ont lieu.
tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 04 10 2022

Quand le collectif, très informel et spontané, des Territoires vivants de la République s’est progressivement constitué en 2017, le principe était fédérateur : lutter contre les stéréotypes qui collent à la peau des élèves des quartiers populaires et tenter de changer le regard négatif trop souvent projeté sur eux. Ceux autour desquels les débats publics se font. Ceux qui ont mauvaise presse. Les « irrécupérables », comme on entend et lit parfois, fauteurs de troubles et d’incivilités, ceux suspectés sans relâche de dérives communautaristes quand il ne s’agit pas de radicalisation rampante qui ne s’avoue pas et de signaux faibles.

Pourtant, ces « mauvais élèves » de la République, ce sont aussi nos élèves. Il semble inconcevable de ne pas les considérer à l’égal de tous les autres, dans une parité de traitement. Rappelons-le, sans relâche. Le chemin est ardu, nous le savons. Les conditions sociales des quartiers populaires n’aident pas l’école, nous le savons aussi. Mais, cette exigence, c’est ce que nous devons à notre jeunesse. Abdiquer, c’est renoncer à nos idéaux démocratiques. Renier un principe et l’idéal périt. Il est question de notre avenir en société et de notre cohésion sociale.

Engager l’aventure de réintroduire comme acteurs légitimes les élèves et les enseignants des quartiers populaires, à contre-courant des discours dominants, c’est aussi pouvoir dire et redire sans cesse que tous les élèves de ces quartiers ne répondent pas aux descriptions catastrophistes que le débat public en fait. Qu’ils aspirent surtout, comme tant d’autres élèves issus de milieux sociaux différents, à réussir leur vie, à se construire un avenir, grâce notamment aux savoirs et aux compétences acquis à l’école. C’est encore s’autoriser à dire les possibles : la chance de pouvoir faire des rencontres qui ouvrent d’autres horizons quand un semblant de mixité existe, et qu’elle se déploie dans le cadre de pédagogies mises en œuvre par des enseignants pour qui chaque élève compte… Et il y en a beaucoup. Des professeurs qui voient dans l’appétence de ces jeunes face aux savoirs la volonté de s’en sortir.

Des sujets pris à bras-le-corps

Mais cet appétit vivant des élèves peut se manifester par des interrogations véhémentes ou des provocations afin de dire y compris ce que l’on ne veut pas, nous adultes, entendre. Parmi les sujets que les enseignants prennent ainsi à bras-le-corps, il y a les concurrences mémorielles, les questions parfois dérangeantes que les élèves posent sur la laïcité quand il ne s’agit pas d’incompréhension, ou toutes les autres questions liées aux enjeux sociaux contemporains, même brûlants. Bref, les considérer comme des interlocuteurs valables, mais en construction, et, du même coup, savoir les entendre et partir de leurs représentations pour engager le travail pédagogique indispensable à leur émancipation.

Enfin, ce collectif plaide aussi pour que les enseignants de ces quartiers populaires qui n’ont rien de perdus tant que les acteurs publics, partenaires culturels et socio-éducatifs travaillent en ce sens. Et tant que l’école est là, bien vivante, au travers de la présence quotidienne des professeurs et des personnels d’encadrement, au contact direct des élèves. A l’heure où le métier connaît une crise des vocations sans précédent, qui se manifeste par toutes les difficultés que l’on connaît en termes de recrutement, les enseignants à l’origine du collectif Territoires vivants proposent ainsi de redonner du sens à leur fonction trop souvent décriée et déconsidérée, en particulier dans les établissements des quartiers défavorisés. Et ce sens vital, il s’inscrit dans la pédagogie.

Nul besoin d’être historien pour dire et rappeler sans cesse que le principe de l’éducabilité de tous les élèves de France est au cœur de l’idéal qui est le nôtre. Un principe fondamental garantit à toutes les familles que chaque enfant qui est confié à l’école publique est considéré comme éducable, d’où qu’il vienne, quel qu’il soit, quelle(s) que soient sa condition sociale et ses origines. Ce principe éthique est source d’émancipation morale, sociale, intellectuelle et pose la question de la pédagogie. Les historiens de l’école le savent, on ne prend pas assez en compte le fait qu’elle est inséparable des savoirs et des valeurs à transmettre. Pour Ferdinand Buisson, Pauline Kergomard, Odette Laguerre, Félix Pécaut et les bataillons d’inspecteurs et d’inspectrices de l’instruction primaire et des maîtres et maîtresses d’école, il n’y a pas de pédagogie sans savoir. Rien de plus noble et politique en réalité dans l’école de la République que la pédagogie.

 L’éducation nationale doit toujours être le lieu de la transmission

L’école pour tous porte cette exigence dès l’origine. Car le paradoxe est grand. Tout le monde a un avis sur l’école, alors même que, majoritairement, dans le débat public, la pédagogie est considérée comme n’étant pas légitime en comparaison des grandes questions intellectuelles jugées plus « nobles ». Pire, majoritairement, on entend sur l’école ce qui inquiète, ce qui dysfonctionne, et on néglige trop souvent les réussites éducatives, pourtant bien réelles. Car elles existent, ces réussites d’élèves des quartiers populaires, qui se saisissent par exemple de l’histoire d’Ilan Halimi dans le quartier même où celui-ci a été martyrisé, ou qui travaillent sur la question de la religion en banlieue avec une femme imam et une femme rabbin réunies sans que cela suscite des protestations scandalisées d’élèves, ou encore ces élèves de lycée professionnel à qui on ne donnerait pas crédit, mais qui se transforment dans le travail mené autour de la commémoration de la Grande Guerre au point d’émouvoir les adultes venus célébrer leur travail. Ne pas le dire relèverait de l’irresponsabilité et de la malhonnêteté même.

voir aussi : sur le livre « Chaque élève compte »,  cette interview de Mohand-Kamel Chabane, un des deux auteurs de cette tribune

 

Ne pas défendre ce principe d’éducabilité serait renier l’idée même d’école. De la même manière, persister à parler, comme nous le faisons et continuerons à le faire, des quartiers populaires comme étant des territoires vivants, au lieu de les stigmatiser comme perdus, ce n’est pas minorer le réel ni relativiser les difficultés. Bien au contraire. Tout acte pédagogique, conçu comme émancipateur, prend en compte la réalité sociale la plus vive. C’est avec elle que les enseignants, au quotidien, travaillent, inventent, créent, innovent, embrassent, accompagnent, épaulent et soutiennent l’énergie des élèves.

C’est pour restituer les possibles de l’enseignement, afin de déjouer les fatalités, d’« étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait », écrivait Hugo, qu’il nous faut entendre ce qu’ont à dire les enseignants des quartiers populaires. Pour cela, l’éducation nationale doit toujours être le lieu de la transmission et de la mise au point de ce que sont l’école et ses principes. A condition de prendre le temps d’une véritable réflexion sur les postures professionnelles et les gestes éducatifs. Il semble urgent de réaffirmer et rendre visible le postulat de l’éducabilité de tous les élèves, et donner à voir, chaque fois que cela est possible, les réussites éducatives partout où l’on croyait les territoires scolaires définitivement perdus.

Benoît Falaize et Mohand-Kamel Chabane sont coordinateurs du livre Parce que chaque élève compte. Enseigner en quartiers populaires (Editions de l’Atelier/L’Ecole des lettres, 220 p., 12 €).