Monique Canto-Sperber :« Il ne peut y avoir de liberté d’expression quand il y a une parole dominante »

Pour la philosophe Monique Canto-Sperber, la liberté d’expression permet de tout dire sauf ce qui contraint l’autre au silence  propos recueillis  par Claire Legros et publiés sur le site lemonde.fr, le 06 05 2021

Entretien. Face à la violence des réseaux sociaux, faut-il repenser la liberté d’expression ? C’est ce que propose la philosophe Monique Canto-Sperber, autrice de Sauver la liberté d’expression (Albin Michel, 336 p., 21,90 euros) qui invite à en refonder les limites. La liberté d’expression ne signifie pas seulement le fait de pouvoir parler, affirme-t-elle, mais définit aussi la possibilité que l’autre puisse répliquer.

Comment analysez-vous les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la liberté d’expression ?

La liberté d’expression était autrefois menacée par le pouvoir d’Etat et les autorités établies, en particulier religieuses. Aujourd’hui, elle est prise en otage par deux mouvements opposés. D’un côté on assiste, au nom de la liberté, à l’expression la plus extrême de la haine verbale, stimulée par l’extraordinaire diffusion des propos que permettent les outils numériques. De l’autre côté, on constate des phénomènes de censure inspirés par des courants sociaux extrêmement forts qui veulent imposer leur conception de ce qu’on peut dire et de ce qu’il faut taire.

Les pressions ne viennent plus tant d’autorités constituées identifiables que de groupes ou d’associations qui procèdent par intimidation, souvent de manière préventive, ce qui les rend difficiles à combattre.

N’est-ce pas le seul moyen pour cette contestation de se faire entendre alors que cette parole a été marginalisée dans le débat public jusqu’à présent ?

Dans les universités et plus largement dans la société, émerge la revendication d’un langage qui traduirait les valeurs d’un groupe de pression ou d’une culture, au prix d’un contrôle sur l’usage de certains termes. Des manières de parler peuvent être soupçonnées d’être des marques de mépris ou de manque de considération à l’égard de minorités.

Face à cela, il est nécessaire de rappeler que la langue est un élément neutre, elle n’a pas à refléter les valeurs morales de telle ou telle association militante, sans quoi elle ne permet plus le débat, mais servirait à s’enfermer dans le cercle de ses certitudes.

Le plus grand bienfait de la liberté d’expression, c’est de permettre la diversité des opinions, à l’exclusion des opinions délictueuses. Qu’on ait des convictions et qu’on les défende ardemment, bien sûr, mais on ne peut pas priver les autres de la possibilité de penser différemment. Ce n’est pas en faisant taire ses détracteurs que l’on montre la force de ses convictions. Il faut vouloir se confronter à une adversité pour défendre ses propres valeurs.

Monique Canto-Sperber, en tant que directrice de l’Ecole normale supérieure (ENS), vous avez vous-même lutté contre des manifestations visant à interdire certains débats, mais vous avez aussi interdit deux conférences. N’y a-t-il pas là une contradiction ?

Dès 2005, j’ai été confrontée à des pressions et intimidations dirigées contre des personnalités invitées. Et en 2011, j’ai en effet pris la décision d’interdire une conférence d’appel au boycott de l’Etat israélien, puis la tenue d’une semaine de manifestations intitulée « Apartheid Israël ». Dans les deux cas, j’ai considéré que ces manifestations relevaient plus de la propagande que de l’appel au débat.

Si la thèse du boycott peut être discutée dans le cadre d’un débat contradictoire, elle ne saurait être lancée sous forme d’appel à la mobilisation, en tout cas pas au sein d’une institution publique de recherche et de formation. Ce serait la prendre en otage, l’instrumentaliser pour une cause qui est, de plus, contraire à la loi. Le Conseil d’Etat nous a donné raison, mais l’essentiel est que les deux parties, durant l’audience, et avant aussi lors de nombreuses discussions, aient pu exposer leurs arguments, ce qui n’est pas donné aujourd’hui aux victimes de la « cancel culture ». C’étaient des décisions nécessaires, mais difficiles à prendre pour la libérale que je suis.

Pourquoi dites-vous que les principes qui fondent la liberté d’expression ne sont plus adaptés ?

Le philosophe anglais John Stuart Mill (1806-1873) a défini, au milieu du XIXsiècle, les règles de la liberté d’expression : lorsqu’il est libre, le débat contradictoire peut conduire à une forme d’autorégulation spontanée de la parole. Les contre-vérités, les propos aberrants ou loufoques finissent toujours par être critiqués et neutralisés.

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Mais à cette époque, peu de personnes avaient accès à la parole publique et toutes partageaient les mêmes codes de langage. Entre radicaux et réactionnaires, le débat était possible. Ce n’est plus le cas aujourd’hui dans nos sociétés pluralistes et fragmentées, car ce ne sont pas seulement des arguments qui s’affrontent mais aussi des identités. La neutralité du langage comme médium, où les opinions opposées peuvent s’affronter, est contestée.

Il n’y a pas non plus vraiment de débat sur les réseaux sociaux. Le modèle économique des plates-formes est lié à l’usage d’algorithmes qui mettent en avant les messages les plus partagés, souvent émotionnellement très chargés, notamment de colère. Cela produit une distorsion qui rend la discussion impossible, les propos qui rappellent les faits ou font appel à la raison devenant vite inaudibles.

Etre libre de s’exprimer ne signifie pas que l’on peut tout dire. Comment définir aujourd’hui les limites de cette liberté ?

Dans la tradition libérale, toutes les opinions sont permises sauf celles qui font « un tort objectif à autrui ». Mais ce principe n’est plus suffisant. Le mal que font les injures raciales, par exemple, ne relève pas seulement du tort objectif à autrui, il peut être aussi une atteinte directe aux normes collectives en contribuant à banaliser des préjugés racistes et même à changer le seuil de ce qui est acceptable au sein d’une société.

Il existe aussi des expressions qui, en jouant sur les stéréotypes, les allusions, les références, sont haineuses sans pouvoir être qualifiées d’« injures ». Il faut les distinguer des propos transgressifs, qui peuvent blesser, mais doivent être tolérés comme éléments du débat car leur but n’est pas de réduire l’autre au silence. Toute la difficulté est de distinguer les « dommages et torts » – par exemple les menaces de mort ou les injures, surtout raciales – des « offenses » qui déstabilisent mais n’empêchent pas de répliquer.

Dans ce contexte, la justice est un outil indispensable – surtout avec plus de moyens ! – mais elle ne peut pas suffire. Dans le meilleur des cas, elle dédommage les personnes injuriées, mais elle ne redonne pas la parole à celles qu’on a contraintes à se taire. D’autant que la sanction judiciaire arrive après un long délai, alors que les pressions exercées par les réseaux sociaux réduisent au silence immédiatement. Autant d’indices montrant qu’il faut repenser la régulation de la liberté d’expression.

Face à ces nouveaux défis, vous n’êtes pas favorable à une intervention restrictive de l’Etat. Pourquoi ?

Nous sommes confrontés à un dilemme. Si l’Etat multiplie les lois pour essayer de prévenir les usages délictueux de la parole, on risque de se retrouver rapidement dans une société de censure. Imposer, par exemple, aux plates-formes numériques des obligations de résultats dans la traque des messages douteux peut très vite conduire à la « surcensure ». A cet égard, la phrase de Tocqueville : « Je vous avais laissé traitant des abus de la liberté et je vous retrouve sous les pieds d’un despote » semble prophétique. A l’inverse, si l’Etat ne fait rien, les volontés d’hégémonie des différents groupes de pression en conflit risquent de conduire au chaos. La marge de manœuvre est limitée.

Comment sortir de ce dilemme ?

Une troisième voie consiste à mettre en avant l’importance de débattre, car c’est là qu’il est possible de discuter et de s’opposer à armes égales. La liberté d’expression ne définit pas seulement le fait de pouvoir parler, elle signifie aussi que celui auquel on s’adresse garde la capacité de répondre, alors que des usages de la parole privent autrui de toute possibilité de répliquer.

Restituer cette dimension de débat peut être une solution : des associations s’efforcent de la rétablir sur le Web. Les acteurs privés, que ce soient les utilisateurs des réseaux sociaux ou les annonceurs, ont aussi un rôle considérable à jouer. Ils doivent protester si leurs annonces sont associées à des messages conspirationnistes ou des fausses nouvelles, ils peuvent avoir un poids décisif.

Ces initiatives peuvent-elles vraiment suffire ?

Une condition indispensable serait d’établir une forme de concurrence entre les propos, qui n’existe pas aujourd’hui. Il ne peut y avoir de liberté d’expression quand il y a une parole dominante. Les internautes qui ne se satisfont pas de la course à la viralité et de la violence qu’elle permet doivent pouvoir accéder à d’autres types de réseaux sociaux. La liberté d’expression est le problème mais c’est aussi la solution, à condition que le débat ne soit pas faussé. La liberté peut provoquer des excès dans les propos mais c’est aussi le seul moyen de combattre ces mêmes excès.

Monique Canto-Sperber, autrice de « Sauver la liberté d’expression » (Albin Michel, 336 p., 21,90 euros)