Moyen-Orient –XVIIIe siècle. Les aventures romanesques d’un jeune Syrien et de son périple le menant d’Alep à Paris auraient-elles inspiré le conte d’Aladin dans les Mille et une nuits ?
article par Caroline Hayek publié sur le site lorientlejour.com le 24 08 2021
“Quel est le nom (de ces bêtes) dans leur pays ?” interroge Louis XIV. Embarrassé, Paul Lucas, le voyageur qui se tient devant lui, ne sait que répondre et se tourne alors vers le jeune homme qui l’accompagne. “Dans leur pays, on les appelle ‘gerboises’”, dit-il, avant de saisir la plume pour écrire le mot en arabe et en français. Après avoir contemplé les deux étranges créatures ramenées de Tunisie, les grands du royaume qui se tiennent à la gauche du Roi-Soleil s’intéressent de près à cet Oriental en costume traditionnel et portant la moustache. Personne d’autre ne doit s’approcher des deux rongeurs en cage tant que la belle-fille du fils du roi, la duchesse de Bourgogne, éprise de la ménagerie de Versailles, ne les aura pas vus. Nous sommes en 1708 dans la salle du Conseil du château. La mode est alors aux “turqueries”. Des princesses s’amusent de ce jeune étranger, on lui soulève le bonnet, et l’une d’entre elles s’écrie même : “Venez voir le sabre du musulman !” dans une vision caricaturale et inquiétante de “l’Oriental”. “C’est la première fois que j’avais l’honneur de voir le roi, le sultan de France”, décrira le Syrien dans son récit de voyage initiatique, plus de cinquante ans après être rentré au pays.
La vie de Hanna Dyâb, un Alépin maronite né en 1688, a tout d’une aventure romanesque. S’il avait raconté ses périples et ses rencontres à ses contemporains dans les souks d’Alep, ils l’auraient certainement pris pour un vieux fou. Des siècles plus tard, son histoire refait surface à travers la publication de son récit D’Alep à Paris, les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis XIV (Actes Sud, 2015). Mais elle soulève aussi plusieurs questions qui fascinent les adeptes des contes des Mille et une nuits, que le célèbre orientaliste français Antoine Galland fit connaître en Europe au XVIIIe siècle. Selon des historiens, Hanna Dyâb serait lui-même à l’origine des contes universellement célèbres d’Aladin et la lampe merveilleuse et d’Ali Baba et les quarante voleurs, mais il n’a jamais reçu de crédit pour son rôle, puisque tout le mérite sera attribué à Galland.
Plus de trois cents ans après la publication des Mille et une nuits se pose la question suivante : et si Hanna était Aladin ? C’est du moins ce qu’estiment des spécialistes qui ont trouvé des similitudes étonnantes dans le parcours des deux personnages. Comme Aladin, Hanna a perdu son père très jeune et traverse une crise, et c’est à ce moment précis qu’il rencontre une sorte de “tuteur” étranger (Paul Lucas), qu’il sait roublard et dont il se méfie. Dans le cas du personnage fictif, c’est un “oncle” qui s’avère être un manipulateur. Dans le conte, celui-ci demande à Aladin d’explorer une caverne pour en retirer une lampe. Or, à la sortie d’Alep, près de Keftine, Paul Lucas fit descendre quelqu’un dans un caveau recouvert d’un rocher, d’où il sortit… une lampe ! Et les ressemblances entre les deux vies ne s’arrêtent pas là.
Domestique et traducteur
1706. Reclus dans un monastère du mont Liban, Hanna Dyâb aspire à autre chose que de consacrer sa vie à Dieu. Alors qu’il abandonne le noviciat, il croise sur sa route un voyageur français du nom de Paul Lucas qui persuade le jeune homme de le suivre dans ses voyages en tant que domestique et traducteur. Celui qui se présente alors comme un envoyé de Sa Majesté le roi de France à la recherche de chroniques anciennes et de monnaies s’avère être un aigrefin, un bonimenteur de grands chemins qui n’hésite pas à mettre en scène le jeune Alépin tel un objet de curiosité. Le khawaja Lucas, comme Dyâb le surnomme dans son récit, lui promet une place à la bibliothèque des livres arabes de Paris, mais il n’en sera rien.
Cette parenthèse aux côtés du Français lui permet toutefois de poser le pied sur l’île de Chypre, en Égypte, en Tunisie, en Corse, en Italie, et enfin à Marseille et à Paris. À Chypre, alors province ottomane, Hanna Dyâb connaît son premier grand choc des cultures en voyant pour la première fois des femmes non voilées dans la rue, qui plus est vendant du vin et de la viande de porc, raconte l’historien Bernard Heyberger dans son introduction au récit de Dyâb. À l’époque, à Alep, chrétiennes comme musulmanes sont voilées, la viande de porc est considérée par tous comme “haram” et le clergé tente d’interdire la vente d’alcool. Dans son récit, souligne Bernard Heyberger :
il rapporte nombre d’aventures en mer et sur terre, des histoires de tempêtes, de corsaires, de caravanes et de mulets qui, par leurs effets narratifs, s’apparentent aux aventures des contes, mais qui portent néanmoins témoignage de situations réellement vécues.”
Dans sa découverte de ces “pays chrétiens”, Dyâb décrit précisément avoir assisté à la représentation d’Atys de Lully à l’Opéra de Paris, “un lieu où, en hiver, se déroulent des spectacles étonnants et étrangers”, écrit-il. C’est à travers Paul Lucas que l’Alépin fait la connaissance d’Antoine Galland, le 17 mars 1709. Dans son journal, l’orientaliste raconte que Dyâb lui a confié “quelques contes arabes fort beaux”. En tout, 16 contes seront transmis par le maronite d’Alep, mais 12 seulement seront publiés. Au-delà de ces histoires légendaires, le récit de Dyâb en lui-même confirme qu’il “y a chez lui le plaisir de raconter, de captiver son public et le goût du aajib et du gharib (du surprenant et de l’étrange)”, décrit Bernard Heyberger.
A-t-il été floué par ses acolytes pour choisir de quitter brusquement l’Europe ? Après avoir prétendu être médecin à Istanbul, le jeune homme met définitivement fin à ses pérégrinations sans que l’on sache trop pourquoi et repart s’installer à Alep, où il devient marchand drapier dans une boutique du souk en 1710. Ce n’est que cinquante ans plus tard qu’il couche sur le papier le récit de ses périples.