Lynchages en réseaux sur la place publique numérique

Avec la massification d’Internet, le groupe qui discutait et commentait s’est transformé en foule, parfois haineuse. Loin d’être l’œuvre d’une seule minorité militante, le cyberharcèlement peut impliquer bien plus largement. Le pilori 2.0 ?

Article signé Erwan Cario publié par Libération le 11 avril 2018

C’est sans doute le phénomène le plus terrifiant de l’espace numérique. Du jour au lendemain, voire d’une heure à l’autre, une personne, la plupart du temps une femme, se retrouve au centre de l’attention de centaines ou de milliers d’individus qui ont décidé de la prendre pour cible. La violence qui se déchaîne alors ne semble connaître aucune limite : dénigrement, insultes, doxxing (divulgation de données personnelles : l’adresse ou le numéro de téléphone), menaces de viol, appel au meurtre. Et ce déferlement répond à un processus tristement invariable. La victime poste un message sur les réseaux sociaux, un article, une vidéo, etc. Une action qui peut rester sans conséquence pendant un temps, jusqu’à ce qu’arrive le déclencheur. Ce peut être un texte sur un forum de discussion, le tweet rageur d’un compte très suivi ou un partage Facebook outré. C’est l’allumette craquée à l’orée d’une forêt après la sécheresse.

«Pas mieux à faire ?»

Dans une conférence donnée fin 2017, la vidéaste et comédienne Marion Séclin se présente avec un humour très acide en tant que «championne de France du cyberharcèlement» et explique avoir reçu, en un peu plus d’un an, «40 000 commentaires menaçants, insultants, violents». Et de s’interroger : «Comment est-ce possible que 40 000 personnes n’aient pas mieux à faire dans leur vraie vie que de m’atteindre, moi, dans ma vraie vie ?» Une question qui taraude tous les observateurs des usages numériques qui, face à un phénomène émergent lié à la sociabilité à grande échelle, n’ont pas le début d’une solution pour l’endiguer.

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Yann Leroux, docteur en psychologie qui a conduit sa thèse sur «la Dynamique des groupes en ligne», connaît bien l’historique de ces phénomènes : «Dès le début d’Internet, avant même les premiers forums de discussion, on a des traces de comportements inadaptés sur des mailing lists. C’est d’ailleurs pour ça que les premiers internautes avaient conçu des règles de politesse et de bien-vivre qui permettaient à chacun de côtoyer son voisin sans que le fonctionnement du groupe ne soit problématique. Ça s’appelait la « nétiquette ». Les nouveaux venus étaient toujours mis au courant des règles par les utilisateurs déjà présents. Et puis le phénomène a gravement dérapé avec le Web 2.0 et la massification d’Internet. Aujourd’hui, un commentaire voulant rappeler les règles se retrouverait noyé au milieu de quatre cents autres. La notion de groupe a laissé la place à celle de foule.»

«Un effet de horde»

Et ces foules, aujourd’hui, ne se reposent jamais. En ce moment, il suffit de suivre un hashtag pour tomber sur des torrents de haine contre Clémentine, une candidate de l’émission de télé-réalité Koh Lanta ou des appels au viol contre l’ex-actrice X Nikita Bellucci. Il y a quelques semaines, c’était la journaliste Nadia Daam ou la militante Caroline de Haas, et avant elles, tellement d’autres. Dans la plupart des cas, la seule solution à leur portée, c’est la fermeture de leur compte et le départ des réseaux sociaux. Il suffit de quelques minutes avec un navigateur pour tomber sur des messages comme : «Cette pute ne mérite aucune considération de notre part», «tu as autant de classe qu’une clocharde qui fait le tapin» ou encore cette variante récurrente qui veut justifier l’injustifiable, «ce qu’elle n’a pas compris, c’est qu’elle a été surtout harcelée parce qu’elle avait dit une grosse connerie !»