« L’universalisme, seule boussole de l’antiracisme » : le philosophe Henri Peña-Ruiz répond à Jean-Luc Mélenchon

Henri Peña-Ruiz répond à l’amalgame de Jean-Luc Mélenchon, entre « Marianne » et « Charlie Hebdo » d’une part, et « Valeurs Actuelles » de l’autre, suite à la publication d’un article jugé raciste sur Danièle Obono par ce magazine.

tribune publiée sur le site marianne.fr , le 31 08 2020

L’universalisme de la laïcité est aujourd’hui pris en tenaille entre deux points de vue différentialistes. Usurpée par le Rassemblement National, la laïcité est calomniée par le Parti des Indigènes de la République. Le RN la détourne pour stigmatiser une partie de la population, alors que par ailleurs il défend le financement public d’écoles privées catholiques, privilège anti-laïque. Le PIR, pour sa part, veut voir dans la laïcité un racisme d’État qui aurait partie liée avec le colonialisme. En fait il confond l’universalisme avec sa caricature ethnocentriste. Et il oublie au passage que l’émancipation laïque, en Occident, a été conquise dans le sang et les larmes, à rebours des traditions les plus rétrogrades. C’est d’une telle émancipation que doivent bénéficier toutes les personnes de notre République. Au moment où s’ouvre le procès des complices des assassins de Charlie, une mise au point s’impose concernant l’universalisme, qui est la meilleure façon de lutter contre le racisme, comme l’a montré Nelson Mandela.

Jean-Luc Mélenchon, dans un discours tout récent, a cru bon de réaffirmer l’universalisme de la FI : « Il n’y a ici que des universalistes. Nous croyons que l’humanité d’un bout à l’autre de la planète est faite d’une espèce semblable en tous points. Parce qu’ils mourront tous si l’air n’est plus respirable ! Ils mourront tous si l’eau n’est plus buvable ! » Une évidence. Mais il faudrait en ajouter une autre. Sans liberté les êtres humains ne peuvent pas vivre non plus. La liberté est inaliénable. Elle signifie qu’on a le droit d’aimer une religion, mais aussi de la détester, pourvu qu’on ne rejette pas les personnes qui la pratiquent.

LA MISE AU POINT DE CHARB

Cette distinction élémentaire, mon ami et camarade regretté Stéphane Charbonnier la faisait très clairement peu de temps avant d’être assassiné par les frères Kouachi. Dans sa Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, il s’en prenait alors à une confusion devenue hélas trop fréquente : tenir pour raciste le rejet d’une religion, alors que seul le rejet d’une personne du fait de sa religion ou de son origine est raciste. Charb expliquait la chose de façon limpide : « Si on l’aborde d’un point de vue purement étymologique, l’islamophobie devrait désigner « la peur de l’islam ». Or les inventeurs, promoteurs et utilisateurs de ce terme l’emploient pour dénoncer la haine à l’égard des musulmans. Il est curieux que ce ne soit pas « musulmanophobie » et, plus largement, « racisme » qui l’aient emporté sur « islamophobie », non ? D’un point de vue étymologique, ce serait juste un peu moins branlant. » Racialiser la religion est d’ailleurs intenable.

Dans le racisme tourné contre les personnes originaires du Maghreb, la religion n’intervient pas nécessairement. La mise au point de Charb est doublement décisive. Elle l’est pour la liberté d’expression conquise notamment à rebours de l’intolérance religieuse. Elle l’est aussi pour l’efficacité de la lutte antiraciste, dont on brouille le sens si on confond le rejet d’une conviction et le rejet d’une personne. Une telle distinction n’est pas difficile à expliquer. Elle suppose que l’on distingue la personne de sa conviction. Sinon, on cautionne le fanatisme. Charb refusait à juste titre de définir l’islamophobie comme un racisme. Mais ceux qui veulent interdire toute critique de l’Islam s’efforcent d’imposer cette définition. Il est paradoxal que des insoumis se soumettent à eux en considérant que le mot veut bien dire cela, à rebours de son sens véritable. Étourdis, ils semblent oublier que souvent la façon de dire le monde reflète plus les préjugés et une idéologie fallacieuse que la réalité. S’incliner devant une expression partisane et fausse sous prétexte qu’elle est répandue c’est renoncer à une clarification idéologique nécessaire. Pour comparaison, doit-on accepter d’appeler « charges » les cotisations patronales sous prétexte que l’idéologie dominante a imposé ce terme péjoratif ? On passe ici du domaine sociétal au domaine social, mais dans les deux cas la justesse des mots employés est essentielle si on ne veut pas participer à un mensonge idéologique.

CE QU’EST LE RACISME, ET CE QU’IL N’EST PAS

La jurisprudence des condamnations pour racisme se fonde elle aussi sur la distinction du rejet des personnes, réprimé à juste titre, et du rejet de leurs croyances, qui relève de la liberté de louer ou de critiquer. Longtemps militant du Mrap [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples], je l’ai quitté en même temps que Jean Ferrat, en 2006, quand Mouloud Aounit a voulu faire de la critique de l’islam un racisme et poursuivre en justice les caricatures reprises par Charlie Hebdo. Je cite ici un extrait de la Lettre ouverte de Jean Ferrat à Mouloud Aounit datée du mardi 14 mars 2006.

Le chanteur s’indigne du projet du MRAP de porter plainte contre France-Soir et Charlie Hebdo, accusés de racisme du fait qu’ils reproduisent une caricature de Mahomet : « Ce dessin pour moi, ne vise que ceux qui utilisent l’Islam à leurs fins politiques : la bombe en forme de turban, ce sont les islamistes radicaux qui l’ont posée sur la tête de Mahomet… Je suis donc absolument opposé à la plainte déposée contre « France-Soir » et, évidemment contre celle envisagée contre « Charlie Hebdo ». Je trouve la position du MRAP extrêmement grave pour notre mouvement et au-delà pour l’avenir de notre démocratie laïque. Je me vois donc forcé de me désolidariser entièrement de cette position et de cette action et de le faire savoir publiquement. A mon très grand regret. Jean Ferrat. »

« L’argumentation rationnelle doit primer sur toute atteinte blessante aux personnes comme telles. C’est pourquoi je ne comprends pas que Jean-Luc Mélenchon, dans un tweet polémique, puisse faire un amalgame totalement arbitraire entre Valeurs Actuelles, Marianne, et Charlie. »

Par ailleurs l’actualité nous donne une illustration de ce qu’est un acte à tonalité raciste comme mise en cause d’une personne non du fait de sa religion, mais du fait de sa couleur de peau. La scandaleuse image de Danièle Obono représentée en esclave enchaînée pour illustrer une fiction à prétention didactique, publiée par Valeurs Actuelles, est une honte. Prétexte : tourner en dérision l’idéologie décoloniale. Liberté de la presse ? Celle-ci est bien inscrite dans le droit, mais avec pour limite intangible le nécessaire respect des personnes. Or c’est bien cette fois-ci la personne comme telle qui est visée par l’image à connotation raciste qui la représente. Je tiens à apporter ici l’expression de ma totale solidarité à Danièle Obono, députée de la France Insoumise. Certes, il y a entre nous des désaccords, mais leur expression s’inscrit dans un dialogue mutuellement respectueux. La critique de l’idéologie décoloniale fait partie du débat démocratique, mais elle ne peut procéder selon la modalité abjecte adoptée par Valeurs actuelles.

L’argumentation rationnelle doit primer sur toute atteinte blessante aux personnes comme telles. C’est pourquoi je ne comprends pas que Jean-Luc Mélenchon, dans un tweet polémique, puisse faire un amalgame totalement arbitraire entre Valeurs ActuellesMarianne, et Charlie. Lui-même, en 2015, rendait un vibrant hommage à Charb en des termes très émouvants. Et la raison de cet hommage n’a pas changé. Jamais Charlie n’a franchi la ligne rouge qui sépare la liberté d’expression critique de l’insinuation raciste, car jamais il ne s’en est pris aux personnes comme telles. Avec courage et clarté, Charlie a toujours trouvé les mots justes pour condamner tout fanatisme, quelle que soit la religion dont il prétend s’inspirer. Il est donc insensé et profondément injuste de l’attaquer aujourd’hui par un amalgame irrecevable. Il en va de même pour l’amalgame visant Marianne, journal exemplaire en matière d’antiracisme et de volonté d’éducation populaire exigeante, qui ne transige pas avec l’exigence de vérité. Rien de comparable, donc, avec Valeurs actuelles.

« UNIVERSALISME » ?

La France Insoumise a mieux à faire que de telles polémiques pour rester fidèle à sa volonté affichée d’éclairer la politique par la culture. Pour combattre le racisme, il faut cibler ce qui est vraiment raciste au lieu de qualifier de raciste le rejet d’une croyance religieuse. Elle pourrait par exemple s’associer à la proposition suivante de réformer la Constitution actuelle, dont le premier article stipule ce qui suit « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d’origine ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Déjà, le 12 avril 2018 l’Assemblée nationale a proposé de substituer le terme « origine » au terme « race », qui n’est pas pertinent pour les êtres humains.

Mais la dernière phrase devrait elle aussi être modifiée pour clarifier le droit. La France ne peut pas se contenter de dire qu’elle « respecte toutes les croyances ». Un respect aussi sélectif est doublement contestable. D’une part il laisse en dehors de lui la moitié de la population, qui se déclare athée ou agnostique. D’autre part il se trompe de destination. Qu’est-ce donc qui est respectable ? Ce n’est pas l’option spirituelle d’une personne, croyante ou non, mais la liberté qu’elle doit avoir d’en choisir une. Il convient donc d’affirmer dans la norme la plus fondamentale de la République, donc dans sa Constitution, que nulle croyance n’est respectable comme telle, mais que c’est bien la liberté de la personne et elle seule qui l’est. C’est pourquoi il serait juste de substituer à la formulation actuelle la formule suivante : « La République respecte en toute personne la liberté de croire ou de ne pas croire ». Une proposition authentiquement universaliste que pourrait défendre la France Insoumise. Le mot « universel » est ici très facile à comprendre. Il signifie ce qui vaut ou peut valoir pour tous. N’en va-t-il pas ainsi de la liberté, respiration essentielle de la conscience humaine ?

Henri Peña-Ruiz   Philosophe et écrivain. Auteur de Karl Marx penseur de l’écologie (Seuil, 2018), de Marx quand même (Plon, 2012), Entretien avec Marx (Plon, 2012). Egalement auteur de nombreux essais sur la laïcité, dont un Dictionnaire amoureux de la laïcité (Plon, 2014), qui s’est vu décerner le Prix national de la laïcité 2014.