Le président (Michel Aoun), lors d’une conférence de presse en début de semaine dernière, évoquait « l’enfer » si un gouvernement n’était pas formé rapidement. L’enfer…
Et si nous y étions déjà ?
article par Gilles Khoury publié sur le site lotientlejour.com, le 28 09 2020
Bienvenue en enfer. En arrivant en enfer, à ma droite, je commence par voir le Forum de Beyrouth où, dans une autre vie et si mes souvenirs sont bons, j’avais assisté à mes premiers concerts, des fêtes, des expositions, où des DJ venus des quatre coins du monde avaient l’habitude de venir poser leurs sons sur la belle incongruité qu’était Beyrouth. Aujourd’hui, ce bâtiment, comme tous ceux qui l’entourent, ressemble à un chewing-gum de métal. Un peu plus loin, on traverse le cadavre du port et ses oripeaux dont on détourne instinctivement le regard, en priant pour que rien de nouveau n’explose à notre passage. Dans ce port, l’association de malfaiteurs qui dirige l’enfer avait dissimulé un cocktail infernal : 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, toutes sortes de matières explosives, des tonnes d’huile, des pneus, des feux d’artifice et peut-être même des armes. Jusqu’à ce jour, aucun des principaux hauts responsables n’a été arrêté. En face, à quelques mètres seulement, une ville qui se débattait du mieux qu’elle pouvait, en ne soupçonnant pas un instant qu’elle se réveillait tous les matins, qu’elle vivait, travaillait, dansait et s’endormait en plein cœur de ce volcan endormi.
Pourquoi ?
En enfer, dès les premières heures de la nuit, les rues sont dévorées par l’obscurité la plus totale, et y rôdent les fantômes du 4 août qui empêchent les enfants de fermer l’œil. En enfer, ces enfants, contraints de suivre leurs cours à partir de chez eux à cause de la pandémie, ne veulent plus rester chez eux. Ils ont peur de leurs propres jouets, refusent de dormir ailleurs qu’entre leurs deux parents, se crispent et pleurent au moindre bruit de trop ; ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, ce qui, en l’espace d’une seconde, a envoyé balader leur innocence. Ils ne comprennent pas pourquoi chacun des immeubles de leur quartier a perdu ses fenêtres, pourquoi leurs parents enchaînent pilules et bouteilles pour trouver le sommeil, pourquoi leurs mères fondent en larmes sans prévenir, pourquoi la voisine du troisième est morte, pourquoi les murs du hall de l’immeuble sont encore tachetés de sang. Ils sont déjà si vieux et tristes. En enfer, la voisine du troisième, 75 ans et diabétique, est décédée sur sa balancelle où elle faisait passer le temps, à compter les jours avant l’arrivée de son fils qu’elle n’avait pas vu depuis Noël. On l’a retrouvée le lendemain matin, chapelet dans la main, la tête ensanglantée. En enfer, il y a 300 000 personnes qui ont perdu leur maison et on peut en croiser certaines, dans les rues, parfois encombrées de bandages et béquilles, alors qu’elles cherchent de quoi manger au fond d’une poubelle. En enfer, personne ne vient vider les poubelles à part peut-être un chat éclopé que son propriétaire cherche désespérément depuis deux mois. Les habitants de l’enfer sortent tous les jours de chez eux, résignés et terrorisés, mais seulement pour découvrir une ville qu’ils ne connaissent plus du tout, pour faire la queue aux portes des banques barricadées et réussir, au terme d’un long chantage, à soutirer un peu de leurs propres économies et se rendre compte que cette somme ne suffit même plus à leur faire un supermarché.
Couper ta langue
De retour chez eux, si toutefois ils ont encore un canapé où poser leur exténuation, sur les chaînes télévisées de l’enfer, c’est le même poison qui est déversé devant leurs yeux cernés et rougis. C’est tantôt un feu, tantôt une explosion, tantôt une fumée étrange, mis à chaque fois sur le compte de travaux de soudure. Bien sûr.
Tandis que plus de 50 % de la population de l’enfer est aujourd’hui sous le seuil de la pauvreté, les vieux seigneurs de guerre continuent de bloquer le pays, réclamant sans la moindre honte les caisses vides et vidées du ministère des Finances, au nom de quelque parité confessionnelle. En enfer, les « forces du désordre » ne trouvent rien de mieux à faire que d’arrêter Alexandre Paulikevitch, un artiste incapable par ailleurs de faire du mal à une fourmi, seulement parce qu’il a osé protester devant la Banque centrale au nom de tous ceux qui n’ont plus accès à leurs sous, lesquels ont été volés par les patrons de l’enfer. En enfer, je reçois une avalanche de coups de fil d’hommes à la voix menaçante qui me disent qu’ils veulent « me couper la langue » au motif que j’ai mis deux fois le mot Hezbollah dans des posts Instagram.
De l’enfer, il y a tous les jours des avions qui s’envolent, pleins à craquer de gens qui préfèrent aller faire la plonge ailleurs plutôt que de rester ici. De l’enfer, il y a aussi des barques qui partent en cachette et sans se retourner. Il y a ce Tripolitain, Abou Soufiane, qui en a pris une, croyant s’en aller vers un meilleur ailleurs, croyant que là-bas son fils ne dormirait plus jamais le ventre vide, qu’il aurait des friandises, une enfance décente, l’avenir qu’il mérite. Mais la traversée a mal tourné, et au bout de quatre jours, Abou Soufiane a dû jeter en pleine mer le corps de son propre fils, mort de faim et de fatigue. En s’enfonçant dans la nuit, il avait dit : « Je suis prêt à aller en prison dans n’importe quel pays plutôt que de revenir au Liban. » Parce que le Liban c’est l’enfer. Parce que cet enfer, c’est à cause de chacun de vous qui vous agrippez encore à vos chaises. Parce que l’enfer, c’est vous.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un mini roman, un conte… de fées ou de sorcières, c’est selon…