Tribune par Olivier Salustro publiée sur la page idées du site lesechos.fr , le 07 08 2020
On a coutume de parler, pour décrire notre époque, de « société du savoir », d’« économie de la connaissance », et on vante avec raison les progrès formidables accomplis par exemple dans le domaine des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle.
Mais c’est aussi une époque où règnent l’ignorance et l’irrationnel. Rumeurs tenues pour des vérités irréfutables, assertions mensongères énoncées avec aplomb et « gobées » sans autre forme de procès, insinuations de toutes sortes, faits tronqués, raccourcis intellectuels : les temps sont propices à la crédulité, à l’emprise et à la manipulation mentale.
Quant aux réseaux sociaux, au lieu d’éclairer les esprits et de favoriser un débat constructif et loyal, ils tendent trop souvent à les obscurcir et à propager d’innombrables préjugés et biais de pensée. Parfois jusqu’à l’hystérie : voyez les controverses sur la chloroquine ou la 5G, sur les compteurs Linky ou les OGM. Selon une récente étude de l’université d’Ottawa, un quart des vidéos les plus regardées sur YouTube concernant le Covid-19 contiennent des informations trompeuses ! Et quand les réseaux sociaux s’emploient à corriger des contre-vérités, le président Trump, piqué au vif, menace de les fermer !
La société du savoir est donc aussi celle de l’erreur, des fake news et de la désinformation triomphante, du manque de discernement et du recul de l’esprit critique alors même que les entreprises célèbrent – à juste titre – les « soft skills », l’ouverture d’esprit, la curiosité intellectuelle, le goût de l’apprentissage et de la confrontation d’idées…
Comment lutter contre ce nouvel obscurantisme ? Comment faire refluer le complotisme et protéger les esprits contre les dangers de la « post-vérité » ? Pas en tentant un impensable retour au monde d’avant Internet et le village numérique mondial. Pas en interdisant aux hurluberlus d’exprimer leurs opinions aussi longtemps qu’elles ne tombent pas sous le coup de la loi pour calomnie ou incitation à la haine : il en va de ce bien si précieux et aujourd’hui fragilisé qu’est la liberté d’expression et de pensée. Pas en assénant une vérité officielle, unique, indiscutable : c’est le fait de tous les terrorismes intellectuels.
Mais en exerçant son sens critique, en s’interdisant d’ajouter foi à tout ce qui se dit et s’écrit sans en avoir vérifié, autant que possible, la véracité et la source.
En ce domaine, la déontologie des commissaires aux comptes peut servir, sinon de modèle, du moins d’inspiration et d’exemple pour apprendre à se prémunir contre certaines apparences trompeuses.
Ce n’est pas un hasard si « l’esprit critique » figure en toutes lettres dans la déontologie des commissaires aux comptes. Cela peut paraître surprenant pour le non-initié, tant l’image d’Epinal de l’auditeur est éloignée de cette disposition d’esprit et tant on pourrait se figurer que « les chiffres parlent d’eux-mêmes » (comme le dit le proverbe… lui-même parfois trompeur !).
Car les chiffres peuvent eux aussi donner lieu à bien des interprétations, des omissions, des contresens. Sans parler des risques de fraude ou de dissimulation volontaire. Ne pas les prendre pour argent comptant, les analyser avec recul et circonspection, mobiliser son intuition comme sa connaissance de l’entreprise auditée et de son environnement financier, économique et humain : c’est une des bases de l’audit.
La déontologie des commissaires aux comptes leur enjoint de faire preuve de « scepticisme ». Je crois que cette disposition d’esprit est plus que jamais nécessaire à notre époque gorgée de règles, de protocoles, de process, etc. Sans une intelligence en mouvement, sans un esprit d’indépendance qui seul permet de juger par soi-même et donc de juger librement et véritablement, toutes ces normes sont aveugles.
Alors que le pouvoir de l’émotion et des opinions toutes faites est plus prégnant et dangereux que jamais, refuser de se laisser impressionner par les idées dominantes est presque une nécessité existentielle pour ceux qui refusent de se laisser influencer et porter par les préjugés, les apparences, les arguments d’autorité.
L’esprit critique est une composante de notre humanité, et sa négation une insulte à notre raison. Il n’existe aucun autre vaccin contre la paresse intellectuelle, les certitudes toutes faites, la manipulation, les biais cognitifs et la bêtise.
L’esprit critique est une composante de notre humanité et sa négation une insulte à notre raison.
Olivier Salustro est président de la Compagnie régionale des commissaires aux comptes de Paris.