Les mouvements antiracistes en France, de l’idéal « universaliste » aux luttes « catégorielles »

L’historien Emmanuel Debono revient sur les divergences entre les mouvements antiracistes, mises en lumière par les récentes mobilisations.

Propos recueillis par Aude Lasjaunias et publiés sur e sit lemonde.fr, le 18 06 2020

Vingt mille personnes devant le tribunal judiciaire de Paris, dans le 17e arrondissement, le 2 juin. Quinze mille personnes, selon les chiffres de la Préfecture de police de Paris, quelques jours plus tard, le 13 juin, sur la place de la République, et des rassemblements organisés à travers le France… Le comité Adama, du nom d’Adama Traoré, ce jeune homme de 24 ans mort le 19 juillet 2016 après son interpellation par des gendarmes, est devenu le fer de lance de la mobilisation contre le racisme et les violences policières.

Ce combat, revenu au premier plan médiatique depuis la mort de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans asphyxié par un policier blanc le 25 mai à Minneapolis (Minnesota), a mis en lumière des divergences entre les mouvements antiracistes en France. Explications avec Emmanuel Debono, historien et auteur du blog « Au cœur de l’antiracisme ».

Comment s’est construit le mouvement antiraciste en France ?

Emmanuel Debono : L’antiracisme, en tant que pensée, est un phénomène assez ancien qui est apparu bien avant le XXe siècle. L’antiracisme militant, c’est-à-dire lorsque des gens décident de s’agréger et de mener une action pour combattre le préjugé de « race », remonte aux années 1920-1930, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, avec la création de la LICA [Ligue internationale contre l’antisémitisme], l’ancêtre de la Licra [Ligue contre le racisme et l’antisémitisme]. L’autre grande organisation historique, fondée en 1949, c’est le MRAP [Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples]. Dans l’avant-guerre et dans l’après-guerre, le militantisme antiraciste est structuré par la lutte contre le nazisme et le fascisme.

La LICA et le MRAP vont lourdement peser pour définir ce qu’est l’antiracisme aujourd’hui. Si elles ne sont pas d’accord sur tout, elles partagent le même paradigme, que l’on qualifierait aujourd’hui d’« universaliste » : la volonté de lutter contre tous les racismes, en intégrant tout le monde. A force de lobbying, mais aussi de réflexion et de documentation sur la place du phénomène dans la société, elles parviennent à faire adopter par le gouvernement, en 1972, la loi contre le racisme.

SOS-Racisme, fondé en 1984, joue aussi un rôle non négligeable dans cette lutte, avec la mise en place de plusieurs campagnes et surtout celles de testings [qui « consistent à faire se présenter des personnes de types différents (maghrébin, africain, européen, etc.) ayant le même profil pour une offre d’emploi, à l’entrée d’une discothèque, à la réservation d’une chambre d’hôtel ou à la location d’un appartement », pour mettre en lumière les discriminations, détaille l’organisation].

Harlem Désir, au centre, président de l’association SOS-Racisme, pendant une manifestation de soutien à Nelson Mandela, à Paris, le 25 décembre 1985. MICHEL CLEMENT / AFP

La mobilisation actuelle adopte une grille de lecture différente, dite « racialisante », avec un militantisme que l’on qualifie de « décolonial ». Des collectifs comme le comité Adama ou encore Les indigènes de la République dénoncent une société et une République qu’ils estiment être intrinsèquement porteuses du racisme.

Leur lutte est particulariste ou catégorielle, et certains ne sont pas habilités à porter cette parole. En définissant des « alliés », on sort du combat historique pour l’émancipation générale et une loi qui s’appliquerait à tous. On s’éloigne de l’idée de cause commune.

Comment ont émergé ces nouveaux mouvements ?

La montée du Front national, les « années Sarkozy », marquées par une obsession de l’identité nationale, ou encore le sentiment de blocage des quartiers populaires qui ne voyaient pas leur sort s’améliorer… Il y a un moment où la frustration et le fait de constater que les discriminations demeurent un problème au quotidien dans la société française deviennent insupportables. Et cela l’est d’autant plus lorsque la République tend à se gargariser avec des discours en faveur de l’égalité. Certains penseurs décoloniaux moquent l’universalisme : un fétiche qui sert à se donner bonne conscience pour ne pas agir.

Les associations traditionnelles sont aussi accusées d’être restées prisonnières de leur lutte contre l’antifascisme et de mener un combat institutionnel, proche des autorités. Il y a une plus forte focalisation sur la discrimination concrète dans les mouvements actuels. Les anciennes organisations, sans les réduire totalement à cela, se sont beaucoup penchées sur les discours. On les décrit parfois comme les défenseurs d’un « antiracisme moral », manière de dire qu’ils ne saisissent que l’écume du problème.

 

Une femme manifeste contre le racisme et en soutien à la famille d’Adama Traoré, à Marseille, le 13 juin 2020. FRANCE KEYSER / MYOP POUR « LE MONDE »

Enfin, autre grief de certains militants : les cadres de ces organisations ne partagent pas la vie des personnes qu’ils veulent défendre. Des figures comme Assa Traoré, elles, incarnent pour eux le combat des quartiers dits « populaires ». Il y a pourtant de la diversité dans les associations historiques et de nombreuses victimes de racisme ont pu bénéficier de leur soutien, notamment dans le cadre de procédures judiciaires. En dépit des critiques, des actions concrètes sont menées.

Leurs modes d’action sont-ils similaires ?

On peut difficilement comprendre le succès de la mobilisation actuelle si l’on ne l’associe pas à la question des réseaux sociaux. La portée des comptes Twitter ou Facebook de la Licra ou du MRAP n’est en rien comparable avec celle de militants et de personnalités médiatiques – je pense par exemple à Rokhaya Diallo. Les organisations traditionnelles n’ont pas les cellules numériques nécessaires et efficaces.

Les nouvelles organisations sont plutôt des groupuscules et comptent des soutiens mais peu d’adhérents. Ce sont avant tout des figures qui existent par des prises de parole. On est loin de ce que font les organisations traditionnelles, qui se sont construites sur un modèle associatif de militantisme de masse, avec un siège parisien, des sections locales, des militants, des adhérents, des réunions régulières ou encore des grands meetings, des affiches, des tracts…

Leurs positions sont-elles irréconciliables ?

Dans la plate-forme militante actuelle, on considère le racisme institutionnalisé, dans les habitudes, dans les structures, dans le système. On ne le voit même plus et la population blanche ignore qu’elle discrimine. Elle dispose d’un « privilège », en vertu d’une identité, forcément définie comme dominante.

Même si l’on peut concevoir qu’une personne « non blanche » soit confrontée à plus d’occasions d’être discriminée dans son existence, la question est de savoir s’il faut pour autant utiliser des concepts essentialisants. Cette lecture impose que n’importe quel individu, sans connaître son parcours, ses opinions, ses engagements, ses aspirations, va être appréhendé sous l’angle de sa couleur de peau et que cela déterminera si c’est un dominant ou un dominé.

On réintroduit dans le combat antiraciste un principe « racial ». Même si l’on parle d’une construction sociale, cette notion radicalise les positions. A chaque bout de la chaîne, des individus la récupèrent et l’instrumentalisent – on peut, entre autres, citer les déclarations de l’extrême droite sur le « racisme anti-blanc ».

Pour les organisations traditionnelles, qui se sont efforcées de mettre en lumière d’autres facteurs expliquant les discriminations que la seule « race », cette vision est réductrice. Aucune d’entre elles n’a envie de s’aligner sur cette position. La lutte contre le racisme est indissociable des combats pour l’égalité, contre l’antisémitisme, contre l’homophobie, contre le sexisme et les autres formes d’exclusion, quelles qu’elles soient. A leurs yeux, l’antiracisme est un rassemblement et une réconciliation.

De même que les mobilisations modernes n’ont pas envie de récupérer le soutien de structures qui, à leurs yeux, font partie du problème et qui servent de « cache-sexe » à un gouvernement, qui peut alors se targuer d’un dialogue sans rien avoir à faire évoluer.

Aude Lasjaunias