Luis Martinez est directeur de recherche à Sciences Po-CERI, spécialiste du Mahgreb et consultant pour l’Union européenne en Afrique subsaharienne. Il est l’auteur de L’Afrique, le prochain califat ? La spectaculaire expansion du djihadisme, paru en février aux éditions Tallandier (238 pages, 20 euros).
Article par Guy Bensimon, publié sur le site lemonde.fr , le 15 03 2023
Vous partez d’une hypothèse : certains Etats du Sahel pourraient devenir le siège d’un califat et suivre le chemin de l’Afghanistan. La chute de Bamako ou de Ouagadougou, comme celle de Kaboul, vous semble-t-elle aujourd’hui possible ?
Oui, l’hypothèse me semble aujourd’hui tout à fait envisageable. Pas sous la forme d’une prise du pouvoir par la force d’un groupe djihadiste, mais par une usure des forces de défense de ces pays, qui conduirait à des compromis pour un retour à la paix en contrepartie d’une exigence d’application d’un certain nombre de règles, notamment issues de la charia. Les groupes djihadistes imposent déjà cela dans les régions du Mali qu’ils contrôlent ou sur lesquelles ils ont une forte influence. Leur vrai défi aujourd’hui est de trouver des partenaires politiques, religieux et militaires capables d’accepter que l’une des issues à la guerre serait dans ce type de configuration.
Vous dites que les organisations djihadistes sahéliens ont appris de leurs erreurs en Syrie et en Irak et évitent désormais les villes pour se concentrer sur les zones rurales. Une offensive sur une capitale serait donc trop risquée ?
Les djihadistes sahéliens ont tiré une grande leçon de ce qui s’est passé à Syrte, en Libye. L’expérience a montré qu’avoir un émirat qui fait allégeance au califat au Levant, tout en menaçant l’Europe à ses portes, entraîne l’intervention d’une coalition internationale. Je crois donc que même si une prise du pouvoir par la force peut être une option, celle-ci ne sera pas considérée en interne comme bénéfique. Au contraire, les djihadistes sahéliens se disent qu’il vaut mieux prendre le temps de travailler en profondeur les élites, des relais qui pourront, à un moment donné, considérer que leur survie passe par un changement de norme politique et religieuse. Aujourd’hui, du fait de leur puissance sur le terrain, les groupes armés djihadistes peuvent espérer trouver dans les forces politico-religieuses salafistes les partenaires de demain pour cogérer les Etats ou les républiques islamiques du futur.
« Alors que les grandes puissances se retirent, une aide des pays du Golfe suscite l’espoir de nombreux acteurs »
Le salafisme promu par l’Arabie saoudite pendant des années fait-il de l’islam politique la dernière alternative ?
Je dirais que cela en fait une alternative de plus en plus crédible et attractive, simplement parce qu’elle est portée par un sentiment de nouveauté, tout en étant soutenue par des monarchies puissantes financièrement. Beaucoup imaginent que si demain le salafisme a une influence institutionnelle dans des Etats du Sahel, cela générera des partenariats financiers voire militaires très importants avec les Emirats, le Koweït ou l’Arabie saoudite. Alors que les grandes puissances se retirent de la région, une coopération et une aide financière massive des pays du Golfe suscitent l’espoir de nombreux acteurs. Pour ces derniers, une République islamique serait plus bénéfique qu’une République laïque, alors que la France ne leur parle plus et que la mise en œuvre des politiques européennes est trop compliquée.
Selon vous, cette attraction exercée par le salafisme est à mettre en parallèle avec le fait que l’Afrique serait le dernier théâtre d’une compétition entre un christianisme et un islam conquérants.Ces dynamiques salafistes s’inscrivent en effet très clairement dans une compétition que beaucoup d’observateurs ont soulignée avant moi. Les pays du Golfe n’ont pas raté ce tournant en investissant dès les années 1970-1980 le champ religieux, qui n’était alors pas contrôlé, centralisé. En parallèle, les mouvements protestants ont eux aussi considérablement gagné en influence dans la région, créant ainsi une rivalité. Cependant, je ne dis pas que les djihadistes sahéliens en sont le produit. Ceux-ci s’inscrivent dans une histoire parallèle, contre les institutions politiques, les Etats qui, selon eux, ne répondent pas à leur impératif de voir l’islam politique au cœur du pouvoir.
Vous pointez l’illusion du pouvoir financier de l’Union européenne qui tente de construire des Etats, « une mission démesurée et utopique » selon vous. Comment les Européens pourraient-ils se montrer plus efficaces ?
Du point de vue européen, la préoccupation pour la région est réelle, mais l’objectif politique est irréaliste. On ne peut pas faire des Etats à la place des populations et des élites des pays. Deuxièmement, les Européens sont restés dans une approche très réactive, sans anticiper de nombreux problèmes de la région. Nous avons plutôt cherché à les colmater en aidant les armées ou en apportant une aide humanitaire aux populations. En revanche, nous n’avons absolument pas anticipé en amont et investi dans des régions qui auraient pu être considérées dès les années 1990-2000 comme des foyers potentiels de groupes djihadistes sahéliens.
Le Burkina Faso est un exemple terrible pour l’Europe. Ce pays a vu son autorité se désintégrer à une vitesse extraordinaire sur une bonne partie de son territoire, alors même que les Européens avaient créé des indicateurs de veille, d’observation. J’ai assisté dans ce pays, avant son effondrement, à toute une série de réunions où je voyais bien que nos outils étaient inadaptés par rapport aux dynamiques locales, aux dynamiques de terrain, qui, elles, emportaient tout sur leur passage.
Comment réadapter cette politique ? En investissant dans les institutions africaines pour qu’elles répondent directement aux problèmes du continent ?
C’est mon sentiment. Je pense que l’on court-circuite trop facilement les institutions africaines. On se substitue à elles, on cherche à créer des structures qui, d’une certaine manière, répondent directement aux besoins et aux défis de l’Europe, alors même que les structures sur place, que ce soit l’Union africaine ou les différentes structures sahéliennes, ont souvent été marginalisées, critiquées avant même d’être utilisées. C’est sans doute l’une des plus grandes erreurs de ces dix dernières années, et je pense qu’aujourd’hui on en revient un peu en se montrant plus humble vis-à-vis d’elles, moins hautain parce que l’on a de l’argent. Développer de la coopération institutionnelle me semble plus profitable et moins humiliant que de laisser des ministères courir après des bailleurs de fonds européens.
Vous voyez en la Chine, désormais premier partenaire commercial du continent, un modèle dont pourraient s’inspirer la France et plus largement l’Europe ?
La Chine, dont le poids commercial et la présence peuvent être comparés à ceux de l’Europe, a fait un travail inverse de celui de l’Europe et de la France ces dix dernières années, en investissant dans les institutions africaines. Elle a considéré que ses partenaires sont les Etats, les institutions, et elle ne se substitue pas à eux. Je ne dis pas qu’elle ne cherche pas à les influencer, car comme nous, elle a un intérêt à le faire. La différence réside dans la politique menée et la communication qui l’entoure. Les Chinois apparaissent comme ceux qui accompagnent les Etats dans la difficulté, là où nous agissons comme des autorités parallèles à des structures que l’on considère comme défaillantes.
>Les Chinois ont aussi fait preuve d’une remarquable capacité d’investissement et de partenariat en vantant un modèle qui consiste à dire : « Nous avons été comme vous il y a cinquante ans. Nous pouvons vous aider à développer vos infrastructures, mais ne cherchez pas à copier le modèle européen, qui ne vous bénéficiera pas. » Beaucoup de chefs d’entreprise allemands sont d’ailleurs un peu déroutés devant nos politiques, considérant que l’on devrait moins parler, moins juger, mais plutôt accompagner ce qui existe, améliorer ce qui est défaillant. Je trouve que sur ce point, on a beaucoup de leçons à retenir de la réussite chinoise sur le continent.
Il faut d’ailleurs souligner que du fait des mauvais traitements infligés aux Ouïgours, les groupes djihadistes ont essayé de construire une figure de l’ennemi chinois, mais ils ne sont jamais arrivés à mettre les expatriés chinois en Afrique dans la situation des Américains au Moyen-Orient ou des Français au Sahel.
« La France aurait dû avoir l’intelligence de s’effacer en tant que puissance militaire »
D’après vous, la France s’est trompée en faisant de la lutte contre les djihadistes son objectif majeur en Afrique, car elle ne fait que renforcer ses vrais rivaux que sont la Russie et la Turquie, qui exploitent cette image d’une puissance néocoloniale. Emmanuel Macron montre aujourd’hui une volonté de démilitariser l’image de la France, mais peut-il y parvenir en rendant visite à des présidents dont la légitimité est contestée ?
Il me semble que ce sera très difficile, tant la dernière décennie a provoqué de dégâts. Nous avons mesuré trop tardivement en France que le maintien de soldats au Mali après l’opération « Serval » était une erreur stratégique. Nous aurions dû avoir l’intelligence de mettre rapidement en œuvre une stratégie régionale et de nous effacer en tant que puissance militaire. Rester, démontrer sa force et essayer de dire à toute la région comment on va la former à combattre le terrorisme parce que nous avons le savoir-faire, dix ans après, on se rend compte que cela a été une erreur monumentale. D’autant que pendant ce temps, la Chine a consolidé ses investissements ; sont arrivés les investissements turcs, puis les troupes de Wagner pour essayer de récupérer l’héritage de l’ex-URSS.
Aujourd’hui, j’entends que le logiciel change et c’est tant mieux. Je ne suis pas sûr, cependant, que ce qui est proposé, notamment avec la formation d’académies militaires, change radicalement l’image de la France dans la région. Je pense que l’on a vraiment un très gros travail d’écoute des partenaires africains à mener pour une meilleure prise en compte des intérêts des Etats de la région. J’ai été estomaqué de voir nos exigences sur le Mali, à qui on a pu dire : « Vous n’avez pas le droit de négocier avec les djihadistes. » Qui sommes-nous pour aller dire un Etat ce qu’il a le droit de faire avec ses opposants militaires sur son territoire ? Aurions-nous osé faire cela avec l’Algérie lorsqu’elle a entrepris des négociations ? Nous nous sommes permis d’imposer notre agenda politique et militaire au Sahel parce que nous avions quelques milliers de soldats sur place, sans nous rendre compte de l’irrationalité des exigences que nous formulions à des pays qui se considèrent légitimement souverains.
La Russie, la Chine, l’Algérie et la Turquie, qui connaissent actuellement un retour en grâce ou une expansion au Sahel, vous semblent plus à même d’accepter un compromis politique avec les islamistes ?
Je pense que ces pays sont beaucoup plus pragmatiques que nous. J’ai pu le constater avec l’Algérie, qui a fait la guerre aux djihadistes tant que ceux-ci étaient trop menaçants pour l’Etat. Dès l’instant où ils ne l’étaient plus et que la contrepartie de la paix passait par l’islamisation de la société, les négociations se sont ouvertes. Tout au long des années 2000, les autorités algériennes ont laissé se développer le salafisme. La victoire militaire s’accompagne de la défaite religieuse. Au Sahel, ce qui va compter pour les autorités du Mali ou du Burkina, c’est de retrouver la souveraineté sur leur territoire. Militairement, elles ne peuvent plus le reconquérir. En revanche, elles peuvent retrouver une présence de l’Etat en échange de compromis religieux et politiques autour de la nature des institutions.
La guerre en Ukraine a relégué la lutte contre les groupes djihadistes en Afrique au second plan des priorités des pays occidentaux. Cela pourrait-il permettre de rechercher plus facilement d’autres solutions que militaires ?
La situation de guerre en Ukraine a plusieurs impacts sur le continent. Le premier, c’est le quasi-abandon de la communauté internationale au regard du drame humanitaire que vit le Sahel. Le deuxième, c’est que l’on a moins de pression sur les Etats et les groupes djihadistes, ce qui laisse plus de marge de manœuvre à ces protagonistes pour trouver des compromis. Un personnage comme Iyad Ag Ghaly, qui pendant des années a été l’ennemi numéro un de la France, trouve aujourd’hui un peu plus de respiration avec les autorités maliennes, et on peut tout à fait imaginer que demain des monarchies du Golfe ou l’Arabie saoudite cherchent à organiser des sortes d’assises, permettant un dialogue inclusif et des compromis possibles dans le cadre d’un Etat fédéral, un peu comme au Nigeria.