La Roumanie en débat, le pays vu par Anina Ciuciu

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui, on vous parle de la Roumanie. 

Franco-roumaine, avocate et autrice du livre Je suis tsigane et je le reste (éditions City 2013), Anina Ciuciu est au micro de Pierre Henry pour discuter de son parcours et de la situation des tsiganes en Europe.

Carte de la Roumanie en Europe de l'Est

Entretien avec Anina Ciuciu

Anina Ciuciu, votre parcours a fait l’objet de multiples documentaires. Vous êtes issue de l’ethnie romani et êtes désormais avocate. Vous êtes un rôle modèle. Mais j’aimerais que vous nous expliquiez les difficultés que vous avez pu rencontrer dans votre parcours initial en Roumanie.

Merci pour cette présentation un peu élogieuse. L’objectif est effectivement pour moi d’ouvrir la voie pour tous les autres, pour ceux qui me suivent et pour ceux qui étaient confrontés aux mêmes difficultés que moi à la naissance. Je suis née dans une famille rom en Roumanie. Effectivement, il y a un anti-tziganisme structurel en Roumanie. Les Roms sont confrontés à de nombreuses discriminations, ce qui était mon cas, celui de ma famille depuis plusieurs générations.

Mes parents ont perdu leur travail lorsque leur identité Roumanie a été découverte. Pour trouver un travail, ils avaient dû cacher leur identité. Mon père travaillait en tant que comptable, ma mère en tant qu’infirmière. A la fin du régime communiste, lorsqu’il y a eu une grande crise économique en Roumanie, les Roms ont été les plus touchés et mes parents ont perdu leur travail à ce moment là pour des raisons discriminatoires. Parce que nous n’avions plus les moyens de vivre dignement dans notre pays, nous avons dû partir comme beaucoup d’autres.

C’était donc en 1989, après la chute du Mur ?

Effectivement, suite à la chute du Mur de Berlin, il y a eu une grosse crise économique en Roumanie. Progressivement, ceux qui ont été les plus touchés, et les plus durement touchés par cette crise, étaient la minorité romanie qui a perdu tout moyen de subsistance. Ça a été le cas de mes parents.

Vous êtes donc partis à ce moment là avec vos parents, Vous êtes arrivée directement en France ?

Non, nous avons fait une escale involontaire en Italie, dans un énorme bidonville dans des conditions de vie extrêmement dégradantes. Puis nous sommes repartis vers la France. Mon père était un grand admirateur des auteurs de la littérature française et de la Révolution française, qu’il estimait être l’avènement des droits de l’Homme en France.

Vous êtes donc arrivée en France. Mais vous n’avez pas tout de suite été scolarisée ?

Pas tout de suite. Lorsque nous sommes arrivés en France, nous avons également dû vivre en squat, d’abord en bidonville pendant dans des conditions de vie extrêmement précaires. Nous avons d’abord essuyé un refus d’inscription scolaire avant de pouvoir nous inscrire à l’école, mes sœurs et moi. Donc, la situation était effectivement assez difficile à notre arrivée en France. Cela est le cas pour de nombreuses personnes qui font également aussi leur arrivée en France en tant que migrant.

C’est ce qui vous amène à parler de discriminations structurelles, voire même d’anti-tsiganisme structurel, pour la France. Vous vous rendez compte que ces définitions sont très fortes et que l’on peut s’interroger sur la validité de ces affirmations dans la mesure où, malgré toutes les difficultés, vous êtes devenue avocate.

Effectivement, ce que ce que je disais au début de notre entretien, c’est qu’il existe aujourd’hui un manque structurel en Roumanie, mais en France également. Je pense que c’est une discrimination historiquement construite à l’encontre des personnes qui sont identifiées comme Roms, tsiganes, manouches, gitans, voyageurs. Peu importe le nom que l’on donne. En réalité, c’est aussi un effet de ce racisme spécifique : les personnes de la société majoritaire qui ne sont pas Roms nous attribuent des dominations différentes. Moi, j’utilise le terme de peuple romani pour illustrer aussi le fait qu’il y a beaucoup de diversité chez nous. Je me disais que, moi, je suis un peu de Roumanie.  Mais il y a également eu des Roms français, des étrangers, des voyageurs, des manouches, des Sinté… Il y a beaucoup de diversité.

Ce qui nous réunit peut être, c’est une discrimination structurelle. Je parle de discrimination structurelle et je pèse mes mots. Je sais que c’est effectivement un constat grave. C’est parce qu’il y a effectivement des discriminations dans les institutions même de la République, que ce soit en Roumanie ou en France. Je parle par exemple de lois discriminatoires.

En Roumanie, il y a eu cinq siècles d’esclavage des Roms. Celui-ci s’est terminé en 1856. L’esclavage était une mesure constitutionnelle qui a duré pendant cinq siècles et qui a privé des gens de leur liberté et de leur vie en Roumanie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y eu la déportation des dizaines de milliers de familles, d’hommes, de femmes et d’enfants roms. Pour la grande majorité, ils sont morts en Transnistrie. Cela a été le cas des membres de ma famille en France pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il y a eu également l’internement des peuples romanis, qu’on appelait des nomades. C’était une mesure institutionnelle. C’est un décret de 1940 de l’Etat français qui a ordonné l’internement de tous les nomades. Cet internement, d’ailleurs, a perduré au delà de la libération de décembre 1944, puisque ce n’est qu’une loi du 10 mai 1946 qui a abrogé ce décret. Cela a enfin permis la libération des familles qui ont été internées et ont perdu beaucoup de membres de leurs familles et de leurs biens.

Aujourd’hui, en France, il y a encore des mesures discriminatoires. Il y en a une qui a été abrogée très récemment en 2017 : la loi qui institue le statut unique des gens du voyage et qui les obligeait notamment à pointer des carnets de circulation tous les trois mois au poste de police. Vous voyez donc bien qu’il y a là une discrimination qui est instituée dans la loi et qui prive des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants de leurs droits.

Un autre exemple très concret que j’ai moi même vécu en France. Je vous parlais du refus d’inscription scolaire. Quand nous sommes arrivés en France avec mes parents, nous vivions dans des situations d’extrême précarité, nous n’avions pas de domicile fixe. Lorsque nous avons demandé une inscription à l’école, cela nous a été refusé parce que nous ne pouvions pas fournir de justificatif de domicile. C’est le cas aujourd’hui de milliers d’enfants, en France encore, qui sont dans la même condition, et parmi lesquels de nombreux sont Roms.

Aujourd’hui, j’ai fait changer la loi avec le collectif l’École pour tous. Nous sommes battus pour que cette discrimination soit supprimée de la loi et que tous les enfants puissent accéder à l’école, faire des études et réussir. Vous parliez de ma réussite, l’objectif est que cela devienne possible pour tous les enfants en France aujourd’hui, peu importe leur origine.

 

Sur la Roumanie

Un territoire convoité

La Roumanie se situe au carrefour de l’Europe de l’Est, des Balkans et de l’Anatolie.

Il s’agit d’un pays à l’histoire complexe avec un territoire longtemps disputé entre les Russes et les Turcs. À la faveur d’un énième conflit en ces deux pays à la fin du XIXe siècle, l’indépendance de la Roumanie est enfin reconnue au congrès de Berlin en 1878 et Carol Ier est couronné roi de Roumanie en 1881.

La position de la Roumanie durant la Première Guerre Mondiale est pour le moins ambiguë, mais elle ne l’est plus du tout dans la Seconde puisque la Roumanie fournit le contingent le plus important – 500 000 personnes – aux côtés de l’Allemagne entre 1941 et 1944. A l’automne 1944, la Roumanie rejoint les alliés.

De 1947 à 1989, la Roumanie est sous le contrôle de l’URSS. Ce long bail trouvera son épilogue avec l’exécution sommaire de Nikolae Ceausescu et de sa femme Elena le 25 décembre 1989. C’est la fin de 45 ans de dictature. La révolution roumaine est suivie en direct en France sur la 5, éphémère chaîne commerciale.

Bucarest, décembre 1989 [Musée national d'Histoire Roumaine]

Bucarest, décembre 1989 [Musée national d’Histoire Roumaine]

Mais l’espoir s’effondre avec la montée du FSN, le parti communiste roumain. C’est le grand retour de la propagande, de la censure, des personnages nationalistes. Entre 1990 et 1999 ont lieu les épisodes très violents des minériades. Les mineurs roumains, appelés par le pouvoir, s’en prennent à des manifestants, faisant des dizaines de morts.

 

Les peuples tsiganes en Roumanie

La Roumanie, pays de 20 millions d’habitants est parfois associée aux peuples “tsiganes”, qu’on nomme en France “gens du voyage”. Une appellation administrative souvent teintée d’un racisme envers ces peuples, dont on fantasme souvent le mode de vie nomade et la musique.

Estimés officiellement à 400 000, les tsiganes de Roumanie dépasseraient en fait le million de personnes.

Ce qui interroge la population européenne, ce sont les raisons qui amènent à la poursuite de l’exil continu de la population « Roms ». La poursuite des discriminations à l’œuvre en Roumanie dans un des pays membres de l’UE à l’égard des roms est incompréhensible.

Par ailleurs, la Commission veut également favoriser l’accès au logement et faire en sorte qu’au moins 95% des Roms aient accès à l’eau potable d’ici 2030. C’est dire l’ampleur du défi, notamment en Roumanie et en Hongrie.

Depuis 2007, la Roumanie est membre de l’Union Européenne tout en étant non-membre de l’espace Schengen et ayant conservé sa monnaie, le lei. Le salaire minimum y est de 600 euros.

 

Diffusion samedi 11 mars 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7.  Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien.