Delphine Horvilleur : « La question des femmes dans les religions est celle de l’altérité »

Femme rabbin, écrivaine, philosophe, Officier de l’ordre des Arts et des Lettres, Delphine Horvilleur, 45 ans, se distingue notamment par le regard qu’elle porte sur le monde. Membre du jury du 46e Festival de Deauville, elle s’est confiée au Journal des Femmes, tout en sourire et en sensibilité.

article par Mehdi Omaïs publié sur le site journaldesfemmes.fr le 10 09 2020    Extraits…

Y a-t-il beaucoup de femmes rabbins en France ?
Delphine Horvilleur : Non, pour l’instant, nous sommes quatre. La France est un pays où les voix religieuses sont assez conservatrices. Il y a pourtant beaucoup de femmes rabbins aux Etats-Unis…

Dans la série Six Feet Under, il y en a une !
Delphine Horvilleur : Mais oui ! (grand sourire) J’en ai parlé à un co-juré la dernière fois. Cette série, que j’adore, a eu pour moi un grand effet en introduisant une femme rabbin dans son histoire. En voyant ça, je me suis dit : « Tiens, c’est le signe qu’on est passé à une normativité particulière. » Les Américains ont eu de l’avance, comme dans les années 90 où, tout à coup, on a vu surgir dans les séries des familles homoparentales. Ce que la culture populaire et les séries US viennent raconter, c’est où on en est vraiment dans la société, quelles portes se sont ouvertes. En France, on est plus conservateurs. On n’est pas habitués à entendre des voix religieuses progressistes. Peut-être parce qu’on est un pays très laïc et qu’on considère, de façon un peu caricaturale, que la religion s’exprime toujours sur les sujets de société -comme le féminin, l’homosexualité- par des voix ultra conservatrices.

Vos coreligionnaires ont-ils eu du mal à accueillir vos prises de position sociétales, notamment autour du féminisme ?
Delphine Horvilleur : Je dirais que ça dépend… Ceux qui viennent à la synagogue où j’officie n’ont pas de problème avec ça, autrement ils seraient allés ailleurs. On est dans quelque chose de totalement égalitaire ; les hommes et les femmes y sont traités de la même manière. Il y a au sein du monde juif, comme dans toutes les autres religions, des voix conservatrices pour qui l’idée qu’une femme soit en position de leadership religieux constitue un sujet de résistance. Ce n’est pas surprenant parce que la question des femmes dans les religions est celle de l’altérité. Si vous ne faites pas de place aux femmes, ça raconte aussi votre incapacité à faire de la place à d’autres. Depuis quelques années dans mon rabbinat, j’ai, à titre personnel, gagné en liberté d’action. Je ne peux pas me plaindre.

Comment réagissez-vous quand une cinéaste remet en question, critique ou rejette la religion ? Je pense notamment à des films israéliens comme Tu n’aimeras point de Haim Tabakman, My Father, My Lord de David Volach ou la trilogie de Shlomi et de sa regrettée soeur Ronit Elkabetz…
Delphine Horvilleur : Je suis une très grande fan des films de Ronit Elkabetz. Elle était un personnage intéressant, c’était une femme qui venait d’une famille très traditionaliste. Elle-même était, je crois, inscrite dans un judaïsme assez traditionnel. Pour autant, elle avait cette capacité de critiquer le système dans son dogmatisme, dans ce que peuvent être ses dérives, dans la façon de traiter les femmes… Je pense que c’est extrêmement important de le faire. La santé d’une pensée religieuse, c’est d’être capable d’interroger ses rigidités et la violence qui en découle parfois au nom d’un système de conservation politique.

                                  « Je n’ai aucun problème avec le blasphème »

Jusqu’où peut-on interroger la religion ?
Delphine Horvilleur : Je ne vois pas où seraient les limites. Je n’ai aucun problème avec le blasphème. Selon moi, un grand Dieu est un Dieu qu’on peut moquer. S’imaginer que la religion est profanée par des dessins, par des blagues, par des films est quelque chose qu’il m’est difficile de concevoir. On peut critiquer toutes les croyances. La question, c’est de savoir comment on protège les gens.

Vous est-il déjà arrivé de reconsidérer ou désacraliser un extrait de texte sacré ?
Delphine Horvilleur : Si vous me demandez, avec des versets, de vous démontrer que la Bible méprise les étrangers, je peux le faire. Je peux aussi, tout aussi facilement, vous dire pourquoi elle invite à les accueillir. Je peux vous démontrer que nos textes sont misogynes ou qu’ils sont, au contraire, féministes, ou en tout cas, progressistes sur la question des femmes. Le texte peut être utilisé et manipulé avec n’importe quel projet politique. Si vous voulez renforcer votre idéologie ou votre agenda politique, c’est très facile. Je ne sais pas vraiment ce que veut dire profaner un texte. C’est peut-être de ne plus lui faire dire qu’une seule chose, ce que font certains fondamentalistes. En réalité, il y a plein de messages dans le Coran, la Bible et les Evangiles. La question est de savoir lequel on va retenir et dans quel but. Réduire leur sens pour n’en faire que des outils de violence contre l’autre est une profanation.

Qu’avez-vous appris de précieux durant votre rabbinat ?
Delphine Horvilleur : Que ceux qui veulent séparer le monde en deux camps -les croyants et les non-croyants- n’ont rien compris. Le monde ne se répartit pas de la sorte. Il y a des gens qui sont prêts à faire de la place aux autres et ceux qui ne le sont pas. Tout ça n’a rien à voir avec une croyance religieuse. Je connais des personnes se définissant comme puissamment athées qui ne font pas de place à une altérité, une pluralité. Et des personnes que je définirais comme religieuses et prêtes à envisager un pluralisme. La promesse de la laïcité -un mot qu’on peine tellement à définir-, c’est de garantir qu’il y ait de la place dans notre monde pour une autre croyance que la nôtre, laquelle n’est pas censée saturer tout l’espace. Cette promesse républicaine et laïque est sacrée. Elle n’est pas simple à défendre. Souvent, on s’imagine en France que le propre de la pensée religieuse est de n’avoir de place pour personne d’autre qu’elle-même, de ne pas construire de monde. On en revient à votre première question… Etre dans un festival de cinéma, c’est finalement réfléchir à comment trouver de la place pour d’autres récits et comment les films entrent en dialogue avec ma pensée religieuse.