Histoire d’un livre. Pour son nouveau livre,« La Grâce et les Ténèbres », la romancière a enquêté sur l’islam radical des réseaux sociaux et sur ceux qui le surveillent – au risque de la folie.
article par Virginie François publié sur le site le monde.fr, le 19 09 2020
Ce n’est pas seulement qu’Ann Scott n’aurait jamais imaginé consacrer un livre au terrorisme islamiste. Au « Monde des livres », la romancière raconte qu’elle s’était carrément « juré » de ne pas le faire, jugeant « affligeant de s’engager là-dedans ».
Et de retracer les chemins détournés qui l’ont menée à enquêter pendant deux ans sur la djihadosphère, à l’issue desquels elle a écrit La Grâce et les Ténèbres, ou l’histoire de Chris, jeune musicien fragile dont les deux sœurs sont reporters de guerre et la mère, climatologue. Cherchant une place au sein de cette famille totalement impliquée dans la réalité du monde et dans la société, il intègre la Katiba des Narvalos (« bataillon » – en arabe – des « fous » – en argot), une cyberorganisation citoyenne et bénévole née après les attentats de janvier 2015, dont le rôle est de recenser, signaler ou infiltrer les profils d’islamistes radicalisés sur les réseaux sociaux pour les empêcher de diffuser messages de propagande et appels au meurtre ou de préparer des attentats sur le sol français.
Enchaînement de hasards
Le sujet semblait en effet fort loin des préoccupations de l’autrice de Superstars (Flammarion, 2000), Héroïne (Flammarion, 2005), A la folle jeunesse (Stock, 2010), livres générationnels cultivant une veine techno et punk, paillettes et destroy. Certes, son précédent roman, Cortex (Stock, 2017), s’ouvrait sur un attentat lors de la cérémonie des Oscars, mais il était le fait d’un scénariste frustré et servait de point de départ à une réflexion sur la célébrité et le glamour. Pour son ouvrage suivant, Ann Scott souhaitait plutôt se pencher sur le réchauffement climatique global, les vies risquées ou l’existence de Dieu, thèmes que l’on retrouve à des strates plus ou moins profondes dans La Grâce et les Ténèbres.
L’enchaînement de hasards qui va finalement la conduire à traiter de l’islamisme radical se met en place juste après la parution de Cortex. Au lendemain de l’attentat de la Manchester Arena du 22 mai 2017 (23 morts, 800 blessés), elle est invitée sur France Inter au côté de l’écrivain Tahar Ben Jelloun, du psychanalyste Roland Gori et d’une consultante, spécialiste du monde arabe et de l’antiterrorisme, Anne Giudicelli. « Quand je l’ai entendue expliquer comment elle travaillait sur des zones à risque, parler des bombes auxquelles elle avait échappé, je me suis dit : “Quelle vie !” » L’idée de risque, de danger, fascine la romancière d’autant plus qu’elle avoue souffrir de « phobies multiples ».
Elle commence à s’intéresser aux reporters de guerre, qui incarnent aussi cette idée de vie dangereuse. Ainsi, le personnage de Cas, une des sœurs de Chris, est-il inspiré du photographe français Patrick Chauvel. « Elle a lu ses livres et l’a interviewé longuement pour savoir comment on se préparait avant un départ sur le terrain », précise Delphine Mozin Santucci, éditrice indépendante qui accompagne l’autrice depuis Poussières d’anges (Librio, 2002). Ann Scott s’abonne à plusieurs comptes Twitter de journalistes travaillant sur le djihadisme. C’est ainsi qu’elle tombe, en 2018, sur la Katiba des Narvalos. Elle commence à échanger avec ces derniers sur Twitter mais aussi sur Telegram, le réseau crypté sur lequel se sont réfugiés nombre d’islamistes radicaux.
Face aux vidéos de propagande
Bientôt, elle se lance dans le signalement intensif de comptes djihadistes : jusqu’à 500 par jour en 2018. En décembre, elle rencontre un des Narvalos, qui lui inspirera Nico, l’un des référents de Chris. Ils discutent de longues heures, partageant leur ressenti face aux vidéos de propagande qu’ils dissèquent quotidiennement : scènes de décapitations, exécutions, immolations, images qui ont forgé l’impact médiatique de l’organisation Etat islamique. « Des scènes tellement violentes qu’elles en paraissent irréelles. » Ils évoquent aussi la folie qui guette quand le visionnage devient régulier : « L’appel constant au meurtre finit par entrer en tête et on peut vite être fasciné par le tabou ultime qui consiste à donner la mort. »
En mai 2019, se dessine un premier « squelette » du roman. Au départ, il n’y a que le personnage de Chris, sorte de double masculin et plus jeune de l’autrice, et une foule de notes sur les Narvalos. La structure éclatée du livre, découpé en courts chapitres, s’impose assez vite, alternant récit de la vie de Chris et éléments documentaires – extraits du « Guide pratique de sécurité des journalistes » de Reporters sans frontières, conseils techniques de la Katiba, mais aussi des passages du livre Putain de mort, du journaliste américain Michael Herr (1940-2016), correspondant au Vietnam (Albin Michel, 1980)… « L’idée était de donner l’impression d’être dans la tête de Chris, mais aussi sur son bureau avec l’ordinateur ouvert et les livres et carnets étalés devant lui », explique Ann Scott.
Au bout de quelques mois, Chris est cependant dépassé par son engagement, qui l’éloigne de la musique et de lui-même. « S’impliquer dans la Katiba est solitaire, chronophage, addictif, on ne dort plus, on ne mange plus, avec cette idée que si l’on rate quelque chose, un attentat risque d’avoir lieu », témoigne Ann Scott. Rompant cette spirale, Chris finira par choisir sa vie, quelles qu’en soient les insuffisances. D’où le titre, trouvé une semaine avant la remise du manuscrit, début 2020 : La Grâce et les Ténèbres, qui annonce la force de la présence au monde face aux abîmes de la terreur.
CRITIQUE
L’esprit d’une époque
Roman à l’apparence désordonnée, La Grâce et les Ténèbres est un texte raisonné, tendu, nerveux, à l’image de la traque compulsive à laquelle se livre son personnage, Chris, qui s’avère tant métaphysique que psychologique.
A travers le basculement de ce tout juste trentenaire dans la lutte contre les islamistes radicaux sur les réseaux sociaux, la romancière restitue une réalité sociale et intime universelle – la peur constante des attentats et du terrorisme –, mais aussi géopolitique et numérique, dans une description vertigineuse de la djihadosphère.
Elle dresse aussi le portrait en creux de la jeunesse de 2020, à laquelle Chris appartient sans s’y réduire. Une génération souvent sans idéologie, individualiste, consumériste, hypnotisée par son propre reflet en ligne et qui cherche un sens à sa vie autant que les sensations fortes, à travers un goût pour les images, opinions ou comportements extrêmes.
Depuis ses débuts, Ann Scott s’est toujours distinguée par son talent à restituer la pulsation et l’esprit d’une époque, et c’est ce que l’on retrouve dans ce roman époustouflant à l’atmosphère obsessionnelle et délétère, traversé par quelques moments de lumière – l’amitié entre Chris et Jean, le rapport à la nature, la sérénité incarnée par la mère de Chris –, qui sont autant de respirations dans cette plongée en apnée au cœur du mal absolu, de la solitude et du nihilisme contemporain.
Virginie François