Jane Fonda : « La Cour suprême est devenue un cloaque d’extrême droite »

Dans un entretien au « Monde », l’actrice américaine Jane Fonda , figure féministe engagée aux Etats-Unis, critique la décision « choquante » prise par les juges de la Cour d’annuler l’arrêt Roe vs Wade, qui garantissait le droit à l’avortement dans tout le pays.
Propos recueillis par Corine Lesnes(San Francisco, correspondante) publiés sur le site lemonde.fr, le 26 06 2002

L’actrice Jane Fonda a été l’une des grandes figures de la lutte des femmes dans les années 1970. Avec deux autres féministes historiques, Gloria Steinem et Robin Morgan, elle a fondé le Women’s Media Center. Nous l’avons jointe à Rome, où elle tourne la suite du film Le Book Club, sorti en 2018, qui raconte l’histoire de quatre femmes membres d’un club de lecture.

Quelle est votre réaction après la décision de la Cour suprême des Etats-Unis de remettre en cause le droit fédéral à l’avortement ?

Jane Fonda :J’en suis malade. Vraiment ? Les Etats-Unis ont vraiment rejoint le groupe des pays arriérés qui ont encore une vision quasi médiévale du rôle des femmes ? C’est plus que choquant, c’est presque inconcevable. J’espère que cette décision va motiver les femmes pour aller voter en novembre [aux élections de mi-mandat, deux ans après la victoire de Joe Biden à la présidentielle] et galvaniser le mouvement progressiste.

La Cour suprême a perdu toute crédibilité. Elle est devenue… un cloaque… un cloaque d’extrême droite. La plupart de mes amies sont pratiquement en deuil. Quelques-unes m’ont demandé si je pensais rester en Italie. Si j’étais jeune, j’y penserais. Mais je ne veux pas me mettre en retrait. Je veux lutter.

Certains déplorent que le mouvement féministe se soit focalisé sur #metoo et le harcèlement, au lieu de lutter pour conserver l’un des principaux acquis de la deuxième vague féministe des années 1960 et 1970 : le droit à disposer de son corps…

Je ne pense pas que le mouvement féministe puisse être réduit à un hashtag. Les avancées auxquelles il a abouti, les valeurs qu’il incarne, sont profondément enracinées chez les Américaines, quel que soit leur âge. Et ça, ça ne va pas changer. Nous sommes plus fortes, c’est pour cela que les hommes ne veulent pas que nous puissions décider d’avoir ou pas un enfant. Ils veulent garder le contrôle, ils ont peur.

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Quand je dis cela, ça semble supposer que tous les hommes sont en cause. Pas du tout. C’est le patriarcat qui est en cause. Les hommes ont toujours eu conscience de la force des femmes. L’évolution le montre : nous sommes celles qui assurent la survie de l’espèce. Qui s’adaptent au changement. Nous changeons en permanence. Quand notre mari change d’emploi, quand les enfants quittent la maison…

Susan Faludi vient de publier une tribune dans le « New York Times » où elle déclare que le féminisme paie le prix du « pacte faustien » que les féministes ont passé avec la culture de la célébrité…

C’est regarder le problème par le petit bout de la lorgnette. Ce n’est pas cela le problème. Tous les mouvements font l’objet de récupération. Le problème vient du néolibéralisme, de la mondialisation. Le Parti démocrate a perdu le contact avec sa base, les cols-bleus, les ouvriers, et s’est tourné vers Wall Street. Ils ont voté pour celui qui leur disait : « Je vous comprends ». Pourquoi n’avons-nous pas fait cela ? Pourquoi Hillary Clinton a qualifié ces gens de « déplorables » ?

En 2005, après l’élection de George W. Bush, vous avez cofondé le Women’s Media Center pour promouvoir une perspective féministe dans la production de l’information. Où en êtes-vous ?

Nous voulions que les médias reflètent davantage le poids des femmes et leurs voix. Parce que si les femmes ne sont pas représentées, elles sont moins informées des répercussions de telle ou telle législation sur leur vie.

Après la tuerie de masse au lycée Columbine [en 1999, dans l’Etat du Colorado], tous les médias s’interrogeaient : mais quel est le problème de la jeunesse américaine ? Ils oublient que ce n’est pas un problème de la jeunesse en général, mais des jeunes hommes. Il s’agit de garçons, dans ces tueries. Si l’on ne va pas aux racines du problème, on ne peut pas le régler. Il faut admettre que c’est un problème de genre. Qu’est-ce qui fait que ces garçons deviennent violents ? C’est parce que nous avons posé la question en ces termes que les médias ont commencé à y réfléchir. Jusque-là, personne ne le formulait comme ça, faute de perspective féminine.

Le féminisme, ça ne concerne pas seulement les problèmes « féminins ». C’est une perspective d’ensemble. Une philosophie de la vie. C’est une question de valeurs et de ce à quoi, dans la vie, on attribue de la valeur. Cela touche à la nature, à la biodiversité. Quand on milite depuis un certain temps, on s’aperçoit à quel point les problèmes sont interconnectés. S’il n’y avait pas de patriarcat, il n’y aurait pas de crise climatique.

L’opposé du féminisme, c’est de considérer l’humanité d’une manière hiérarchique, avec l’homme blanc au sommet. La nature est tout en bas de l’échelle. Vous voyez un arbre et vous vous dites : « Ah, voilà qui ferait une jolie chaise ». Le féminisme, c’est se battre pour la terre, pour les enfants, pour les hommes. Pas pour le matriarcat : pour la démocratie.