‘J’ai inventé Ie terme Afro-tchèque’ : Entretien avec l’auteur tchéco-nigérian Obonete Ubam

L’ex-militant tchéco-nigérian Obonete Ubam est aussi un auteur qui vient de publier un nouveau livre, “Sedm let v Africe,” ou “Sept ans en Afrique”, le récit de ses années passées au Nigeria.

artcile publié sur le site de globalvoices.org, le 16 04 2019

Ubam est né d’une mère tchèque et d’un père nigérian, et a vécu jusqu’à ses quinze ans avec sa mère à Bruntál, une ville provinciale de ce qui était alors la Tchécoslovaquie, où il était le seul enfant métis. Ses parents s’étaient rencontrés alors qu’ils étaient étudiants étrangers dans la Kiev soviétique. Après avoir terminé leurs études, sa mère était rentrée en Tchécoslovaquie et son père au Nigeria.

Ubam passa une demi-année à Lagos dans une école militaire, et était perçu au Nigeria comme un oyibo : un étranger ou métis. Il a aussi été le premier soldat afro-tchèque à servir dans l’armée tchèque et a présidé pendant quelques années la Ligue des minorités ethniques.

A 28 ans, Ubam perdit son père et eut la responsabilité en tant que fils aîné de devenir le chef de sa famille et de continuer l’entreprise paternelle. Ce qu’il fit pendant sept ans, et, dans son livre, il relate comment il a découvert et assumé son héritage nigérian, pour devenir finalement un chef dans son groupe ethnique natal Anaang.

La République tchèque, en particulier hors de Prague, reste une société majoritairement blanche, avec très peu de minorités ethniques à part les Roms et les Vietnamiens, qui vivent souvent au quotidien le racisme et les discriminations. Si certains partis politiques ont un programme ouvertement anti-musulmans et anti-réfugiés, la question de la race est rarement abordée dans l’espace public.

Après sept années au Nigeria, Ubam a déménagé en Espagne pour y trouver plus de soleil, et aussi parce qu’il avait l’impression de mieux pouvoir s’y fondre qu’en République tchèque.

Le livre d’Ubam a créé une sensation médiatique en République tchèque, avec des interviews par les grandes stations de radio et de télévision.

Filip Noubel, le directeur de publication de Global Voices, s’est entretenu avec Ubam à Prague à propos de la publication de son livre.

Obonete Ubam pendant l’entretien à Prague.

Photo : Filip Noubel, utilisée avec autorisation

Filip Noubel (FN) : Vous évoquez souvent dans votre livre et vosinterviews l’écart énorme entre les cultures et mentalités tchèques et nigérianes. L’identité est-elle une question importante pour vous ? Sa signification a-t-elle changé avec les années ?

Obonete Ubam (OU) : L’identité était l’élément de base, parce que j’ai grandi dans une petite ville de montagne à la frontière d’alors entre la Tchécoslovaquie et la Pologne. Il y avait quelques enfants métis dans le département, mais à l’époque, nous ne nous connaissions pas, et ça faisait peut-être cinq gamins sur une population de 70.000 personnes. J’ai grandi dans un environnement très tchèque, et ai connu quelques problèmes. Parce que lorsque vous allez dehors, le monde vous fait savoir que vous êtes visuellement différent. Quand vous rentrez à la maison, votre famille est composée de personnes pour lesquelles vous êtes aussi visuellement différent. Ça vous laisse seul, sans rien à quoi vous relier. Et il arrive un moment où vous comprenez qu’il vous manque quelque chose.

J’ai vécu en République tchèque, au Nigeria, et maintenant en Espagne. Dans chaque partie du monde vous avez un statut social différent, et vous devez ajuster votre comportement. Ce processus vous change. Ça vous laisse seul. Au final, j’ai développé une identité différente pour chaque endroit où je vis. Bien sûr, ces identités se recouvrent à un certain point, et c’est là que je suis vraiment moi : je ne suis pas l’écrivain de la République tchèque, je ne suis pas le chef du Nigeria, je ne suis pas le mec cool d’Espagne, je suis seulement moi.

FN : Quelle est votre expérience du racisme ? Pensez-vous que les attitudes changent, et si oui, dans quelle direction ?

OU : J’ai en fait inventé le terme “Afro-tchèque” parce qu’il définit le plus précisément les gens comme moi. En 2000, j’ai fondé la Ligue des minorités ethniques et inventé ce mot. A la fin des années 1990, la République tchèque était fière de son intégration dans l’OTAN et se préparait à adhérer à l’UE. Un certain nombre de questions sociales commençaient à être débattues, dont le racisme. (…) Avec quelques amis, nous avons créé un système (numérique) d’information sur les minorités ethniques, puis avons étendu notre travail pour lancer des campagnes médiatiques au niveau national. Notre plus grande contribution a été de dire qu’être Tchèque n’équivalait pas à être blanc.

Sur la question de la race, la République régresse en réalité. Le discours utilisé aujourd’hui par certains politiciens tchèques aurait été impensable il y a quelques années… Certains politiciens canalisent les frustrations des gens vers la discriminations et les agressions. J’ai vu cela à la fin des années 1990 avec l’émergence d’un mouvement d’extrême-droite. Des Roms en sont morts. J’ai assisté à leurs enterrements, et c’est pour cela que nous avons créé la Ligue. J’ai alors personnellement reçu des menaces de mort sur mon téléphone. Nous y revenons à présent, et c’est effrayant.

FN : Alors que la République tchèque devient une société plus multiculturelle, voyez-vous l’émergence d’une communauté et/ou identité afro-tchèque ? Depuis la publication de votre livre, vous êtes devenu un symbole de cette identité mixte. Quels sont vos espoirs pour cette communauté ?

OU : Il y a probablement plusieurs centaines, peut-être des milliers d’Afro-tchèques, nais nous ne sommes pas reconnus comme une minorité ethnique. La majorité des Afro-tchèques que je connais se considèrent comme des Tchèques, un point c’est tout. Il n’y a pas eu d’essai de constituer un groupe, de faire un recensement. Il y a certes un sens du “nous” mais pas d’une communauté. En fait, nous sommes si peu nombreux que nous nous connaissons tous. Considérant le peu d’Afro-tchèques existants, ce qu’ils ont été capables d’accomplir est formidable. Pourtant, il y a clairement un plafond de verre : je ne peux pas imaginer un Afro-tchèque président, par exemple.

FN : Dans votre livre, vous racontez comment, à l’âge de 28, votre vie a soudain changé quand vous avez pris soin de votre famille paternelle dans votre rôle d’akpan — ou fils aîné — et que vous avez assumé votre héritage nigérian et Anaang. Qu’est-ce qui a motivé un tel engagement ?

Le livre récemment paru d’Obonete Ubam raconte les sept années qu’il a passées au Nigeria. Photo : Filip Noubel, utilisée avec autorisation.

OU : Soudain, mon père n’était plus, et selon la tradition, en tant que fils aîné, j’étais supposé reprendre ce rôle. Bien sûr, personne ne croyait que je le ferais : laisser tomber ma vie à Prague, et prendre la direction inverse – alors que tant d’Africains essaient de venir en Europe.

…C’était dur, et pourtant c’est ce qui m’est arrivé de mieux dans ma vie. J’ai découvert qui j’étais et j’ai été capable d’aider ma famille à surmonter des situations difficiles. Au départ, j’avais prévu de rester un ou deux ans au plus au Nigeria, mais j’ai réalisé qu’on avait encore besoin de moi ; je ne pouvais pas partir avant que ce soit fini… J’ai rebâti ma personnalité : je suis allé en Afrique pour l’européaniser, et je suis revenu africanisé.

…J’espère que ce livre pourra changer la mentalité des gens sur les migrants d’Afrique subsaharienne : les médias montrent souvent des migrants bien habillés, avec des iPhones, soi-disant “envahir notre culture”.

En lisant mon livre, les gens devraient pouvoir comprendre pourquoi ils quittent [leur pays].