Internet et la brutalisation du débat public

Transgresser les normes

Un autre cas où la violence des propos tenus fait l’objet d’une certaine tolérance est celui des « trolls ». Le qualificatif de « troll » désigne un internaute plus ou moins malveillant dont l’objectif est de « pourrir » des fils de discussion en générant artificiellement des polémiques. Pour ce faire, il exprime un désaccord systématique avec ce qui se dit, dénigre ses interlocuteurs ou tient des propos absurdes dans le seul but d’irriter les autres participants à la discussion. Si le « troll » fait l’objet d’une relative tolérance, c’est que ses prises de parole s’en prennent au cadre de la discussion davantage qu’aux participants. Leurs interventions pourraient même avoir des effets positifs sur la qualité des débats. Selon le sociologue Antonio Casilli en effet, un troll fédère contre lui l’ensemble des internautes présents dans un fil de discussion, qui vont ainsi dans leurs réponses prendre la défense du collectif et réaffirmer leur appartenance à la communauté. Le troll augmenterait ainsi le niveau d’attention de ces interlocuteurs, stimulerait leur participation et in fine, contribuerait indirectement à l’enrichissement de la conversation [9].

Les cas du « trolling » et celui de l’agressivité comme registre d’expression, que l’on pourrait réunir sous le terme d’« incivilités », doivent être distingués du cyberharcèlement et des discours de haine, même si la frontière entre les genres est parfois poreuse. Dans le premier cas, la véhémence des prises de parole ne constitue pas une attaque contre un interlocuteur, mais une transgression des normes sociales qui régissent un espace d’échange. Dans le second cas en revanche, les propos ont une portée personnelle ou collective qui visent explicitement à dénigrer un individu ou un groupe. Si ces pratiques sont punies par la loi en vertu des dommages psychologiques qu’elles peuvent occasionner chez leurs victimes, elles ont également des effets néfastes sur le débat public. Parce qu’elles ont pour objectif de faire taire un individu ou de discréditer l’opinion d’un groupe, elles peuvent être considérées comme des atteintes au pluralisme démocratique. Elles engendrent des phénomènes de censures collectives et d’auto-censure qui appauvrissent le débat. En octobre 2016, la Commission Européenne a ainsi rendu publique une enquête sur la haine en ligne réalisée dans les 28 États membres de l’Union. Dans cette enquête, les 3/4 des sondés qui indiquaient suivre des débats sur internet affirmaient avoir été témoins de discours de haines, de menaces ou d’insultes. Pour la moitié d’entre eux, ces expériences les avaient dissuadés de prendre part aux conversations alors même qu’ils le souhaitaient initialement.