Les initiatives se multiplient pour aider les 16,5 % de Français démunis face à la dématérialisation accélérée des services publics et privés.
article par Par Marie Charrel et Zeliha Chaffin publié sur le site lemonde.fr, le 07 09 2021
L’espace d’un instant, elle s’est vue finir à la rue. « Je n’y arrivais plus, raconte Sonia, 41 ans. Je ne savais pas où demander de l’aide. » Lorsque le premier confinement lié au Covid-19 a débuté, en mars 2020, la jeune femme, salariée dans une entreprise de restauration collective, venait de se séparer de son conjoint. A cause de la pandémie, ses rendez-vous au guichet de la Caisse d’allocations familiales (CAF) sont tombés à l’eau. « On m’a renvoyée sur le site pour les démarches permettant de revaloriser mes aides », raconte-t-elle. Désormais seule avec ses deux fils de 13 et 14 ans, elle a d’abord pioché dans ses économies pour payer les factures et le loyer de son appartement, dans la banlieue parisienne, mais « elles sont vite parties en fumée ».
Alors, elle s’est peu à peu noyée dans le quotidien. « Impossible d’aider mes fils pour les cours à la maison, d’entamer les démarches liées à ma séparation : nous n’avons pas d’ordinateur, or tout se fait sur Internet, soupire-t-elle. De toute façon, je n’ai jamais rien compris aux trucs en ligne. » Sonia a fini par trouver du soutien auprès de sa cousine, étudiante en vente, qui l’a notamment aidée à installer l’application de la CAF sur son téléphone. « J’ai surtout couru aux guichets lorsque tout a rouvert, confie-t-elle. Mais je me sens fragile : l’ordinateur, pour moi, c’est l’enfer. »
Comme elle, des milliers de personnes se sont retrouvées en difficulté face au numérique pendant les confinements. En particulier les familles ne disposant pas d’un ordinateur ou d’une tablette à la maison. « La pandémie a brutalement exacerbé les problèmes liés à la dématérialisation des administrations », résume Michel Lansard, responsable du département numérique de l’association ATD Quart Monde. Et ce, alors que la plupart des services publics seront dématérialisés d’ici à 2022.
Pas qu’une question d’équipement
Lundi 6 septembre, la ministre de la transformation et de la fonction publiques, Amélie de Montchalin, a dévoilé que 212 des 250 formalités considérées comme « essentielles à la vie quotidienne des Français » peuvent déjà être effectuées en ligne. « Sans parler des services privés : factures d’électricité numériques, courses en ligne, achat de billets, envois de candidatures… Désormais, le numérique est au cœur de nos vies », complète Jean Deydier, fondateur d’Emmaüs Connect et de WeTechCare, deux associations consacrées à l’inclusion numérique.
Seulement, voilà : aujourd’hui, près de 13 millions de personnes déclarent rencontrer des difficultés dans l’usage des outils numériques, selon le Défenseur des droits. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), lui, estime que 16,5 % de la population souffre d’« illectronisme », c’est-à-dire d’incapacité à se servir des outils numériques.
En 2019, parmi les 10 % des ménages les plus modestes, 68 % disposaient d’un ordinateur et 75 % d’un accès à Internet, selon l’Insee. Au sein des 10 % les plus riches, la proportion est de 95 % et 96 %. Mais le sujet, plus complexe qu’il n’y paraît, est loin de se résumer à une question d’équipement. « Il n’y a pas une, mais des fractures numériques, à géométrie variable selon l’âge, la région, la classe sociale », explique Jean-François Lucas, sociologue de la ville numérique.
« La comparaison avec le terme “illettrisme” est d’ailleurs discutable », ajoute Pascal Plantard, anthropologue à l’université Rennes-II et codirecteur de Marsouin, le plus important réseau francophone de recherches sur les usages des technologies. Sur les 13 millions de Français concernés, estime-t-il, seuls 3 millions à 4 millions sont véritablement exclus du numérique – en particulier les très âgés, les personnes en difficulté sociale, celles vivant en zone blanche ou celles en situation irrégulière. Les autres, soit près de 10 millions, sont essentiellement « mal à l’aise avec certains usages ».
A l’exemple de Michel, 57 ans, assistant comptable : « Je maîtrise [le logiciel] Excel et les impôts en ligne, mais je suis un peu perdu quand il faut parler sur Skype ou WhatsApp. » De Marianne, 46 ans, vendeuse : « Je n’ai jamais bien compris les subtilités des “cci” et “cc” dans les mails, je tape à la vitesse d’un escargot : je suis vite larguée. » Ou de Yoan, 19 ans, en recherche d’emploi : « Je suis le roi sur [l’application] TikTok et [le réseau social] Instagram, mais [le logiciel de traitement de texte] Word, c’est du chinois. »
Même pour les plus jeunes
Les situations les plus délicates sont celles où des problèmes sociaux, familiaux ou financiers s’ajoutent à ceux liés au numérique. Comme pour Victoire, 29 ans, arrivée de la République démocratique du Congo en 2019. Depuis des mois, elle bataille avec les procédures en ligne pour régulariser sa situation. « Pour ceux qui n’ont pas accès au Net ou parlent mal français, la dématérialisation exclut un peu plus encore que les files d’attente au guichet, regrette Clémence Lormier, de la Cimade, une association de soutien aux réfugiés et demandeurs d’asile. Des cas comme celui de Victoire, on en voit de plus en plus. »
Toute la difficulté est là : l’illectronisme concerne un public hétérogène, de tous les âges. Car même pour les plus jeunes, contrairement aux clichés, le numérique est loin d’être inné. « Au sein des classes populaires, la démocratisation d’Internet est passée par le smartphone et les écrans tactiles, mais pas par le clavier d’ordinateur ni par l’usage du mail », explique Dominique Pasquier, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique. Ce qui pose d’immenses problèmes dans la relation à l’administration et à l’éducation nationale. La sociologue n’hésite d’ailleurs pas à parler de « bombe politique » pour qualifier la dématérialisation des services : « Elle alimente le sentiment de déshumanisation de l’administration et une forme de colère sociale. »
Comme beaucoup, Sandrine, 47 ans, se sentait rassurée d’avoir des interlocuteurs qui pouvaient répondre de vive voix à ses questions lors de ses démarches administratives. « Mais maintenant, même quand on appelle au téléphone ou qu’on va au guichet, ils nous renvoient sur Internet. Comment on fait quand on ne sait pas l’utiliser ? » Perdue sur Doctolib, la Bretonne a préféré se rendre en pharmacie pour prendre rendez-vous pour se faire vacciner. Et pour le reste, elle a dû chercher de l’aide auprès d’une association à Brest (Finistère).
Celles-ci sont de plus en plus nombreuses à proposer, partout en France, des ateliers d’initiation au numérique. A l’image d’Emmaüs Connect, qui organise depuis 2013 des séances d’apprentissage pour les plus novices. Au programme : utiliser un clavier d’ordinateur, créer une boîte mail, faire des recherches en ligne… « C’est formidable, je vais pouvoir arrêter d’embêter mes enfants quand je dois acheter un billet de train ou faire des papiers », s’enthousiasme Malika, 60 ans, à la sortie d’un cours au local de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Depuis huit ans, ils sont, comme elle, plus de 90 000 à avoir profité de ces sessions animées par des bénévoles de l’association.
Accompagnement numérique
Et la demande ne faiblit pas. « Il y a une évolution extrêmement nette ces dernières années, l’illettrisme numérique est devenu un vrai sujet, et même une urgence avec la crise sanitaire. Les appels à projets sont beaucoup plus nombreux », observe Stéphanie Séré-Annichini, fondatrice de l’association Kocoya, qui a notamment créé des ateliers pour Pôle emploi, la Prévention Retraite Ile-de-France ou la Ville de Paris. Les collectivités et les organismes publics et sociaux étoffent tous leur offre.
A la Mission locale de Toulouse, le dispositif d’accompagnement aux technologies de l’information et de la communication (le Datic), qui s’apprête à tripler ses ateliers en 2021, accompagne ainsi chaque année près de 700 jeunes de 16 à 25 ans. Hamid Ouis y voit défiler des profils variés, avec « beaucoup de jeunes qui savent utiliser un ordinateur mais ignorent comment envoyer un mail, scanner un document, faire un CV, rechercher une offre d’emploi… » Comme Smaïn, 23 ans, qui butte ce vendredi matin de septembre sur l’ouverture d’une pièce jointe. « Je ne comprends rien, elle est où ? », se questionne-t-il.
Pour les médiateurs numériques, la première étape est d’instaurer une relation de confiance avec les personnes aidées. « Beaucoup arrivent avec une faible estime de leurs capacités, ils sont dans la honte et l’auto-dévalorisation », raconte Nathalie Pinault, qui exerce ces fonctions au sein d’Hypra, une entreprise sociale œuvrant pour l’inclusion numérique.
Son travail exige beaucoup d’écoute. Et de patience. « Je reprends leur vocabulaire pour ne pas les inonder de termes techniques, faire peu à peu sauter les craintes », explique-t-elle. La véritable difficulté, ajoute-t-elle, est de ne pas céder à la tentation du « faire à la place », en particulier pour les démarches administratives. « Le but n’est pas simplement d’apprendre à utiliser un PC, mais de rendre autonome en donnant les clés pour l’autoapprentissage permanent qu’exige le numérique », résume Corentin Voiseux, cofondateur d’Hypra.
Pour résorber ces fractures numériques, l’Etat s’est engagé à ouvrir 2 500 guichets physiques d’accès aux services publics essentiels d’ici à 2022, dans le cadre du programme France services. Il a lancé en 2018 le « passe numérique », un carnet de coupons à destination des personnes précaires en difficulté avec le numérique pour bénéficier, gratuitement, de cours d’informatique. Une enveloppe de 40 millions d’euros y a été consacrée. Avec un résultat jusqu’à présent mitigé : 209 000 passes avaient été émis début 2021, loin de l’objectif visé de 1 million.
Plan de relance
La crise sanitaire a poussé le gouvernement à revoir sa copie. Ainsi, le numéro vert Solidarité numérique, lancé au pied levé pendant le confinement, « a accompagné plus de 30 000 personnes en un an », explique Caroline Span, codirectrice de La MedNum, la coopérative rassemblant des acteurs du secteur. Mais surtout, 250 millions d’euros du plan de relance ont été alloués à l’inclusion numérique. L’essentiel de ce budget (200 millions) ira au nouveau dispositif phare de la stratégie de l’Etat : le déploiement de 4 000 conseillers numériques, dès le mois d’août, pour former les publics à l’utilisation des outils informatiques et à Internet.
Ce qui n’est pas sans soulever des questions : que deviendront ces conseillers numériques, pour beaucoup en contrats de dix-huit à vingt-quatre mois et payés au smic, au-delà du plan de relance ? « Le risque est que certains soient eux-mêmes en situation de fragilité », prévient Pascal Plantard. Et qu’ils soient peu à même d’accompagner vers l’autonomie les personnes les plus en difficulté, en dépit de la formation de 105 à 402 heures qu’ils auront suivie. « Il est urgent de professionnaliser ce métier et de le prendre bien plus au sérieux », estime Corentin Voiseux.
Si les besoins se font de plus en plus ressentir, c’est aussi parce que la dématérialisation des services publics s’est nettement accélérée ces dernières années. Trop vite pour certains usagers, qui décrochent. « Les gens sont perdus, beaucoup se sentent dépassés, disent qu’ils n’y arriveront jamais. Même ceux qui savent utiliser le numérique appellent car ils ont souvent peur de cliquer sur le mauvais bouton, de faire une erreur qui les prive de leurs droits », explique Margaux Benchehida, médiatrice chez La MedNum.
Beaucoup déplorent des procédures en ligne trop compliquées, des sites Internet dont l’interface évolue trop souvent. Il suffit parfois d’un changement de couleur du bouton où cliquer pour déstabiliser certains usagers. « Les personnes, qui s’étaient habituées se retrouvent alors de nouveau perdues, et c’est la panique », souligne Monique Argoualc’h, qui anime l’atelier Lirecrire Numérique à Brest. Elle regrette surtout que les webdesigners (les créateurs de sites Web) ne s’entourent pas de ces novices du clavier. « Il faut intervenir dès la conception, pour que ceux qui sont les plus en difficulté puissent avoir un outil adapté. Ce serait plus logique : si c’est facile pour eux, alors ça le sera forcément pour tous. Mais ils ne le font pas. Pourquoi ? »
Marie Charrel et Zeliha Chaffin