XIXe siècle – États-Unis et Canada. Les esclaves qui voulaient fuir les plantations du Sud devaient passer par le “chemin de fer” clandestin, un réseau qui aidait les fugitifs.
article original publié sur le site du quotidien québequois Le Devoir et repris par Courrier International, le 22 02 2019
Dans la course éperdue des esclaves américains en fuite vers le Canada, au XIXe siècle, il ne fallait surtout pas laisser de traces derrière soi. Et les traces écrites du fameux “chemin de fer clandestin”, comme on appelait le réseau de sympathisants abolitionnistes qui aidaient les fugitifs dans leur projet, sont rares.
Plusieurs de ces esclaves ont trouvé la liberté en traversant l’État du Vermont vers le village de Philipsburg, aujourd’hui Saint-Armand, dans les Cantons-de-l’Est, tout près de la frontière américaine. Dans cette région, les récits familiaux de ces fuites ont traversé les générations. Margaret Theoret vit à Alburgh, aux États-Unis, à une vingtaine de kilomètres au sud de Saint-Armand. L’été, elle tient un petit musée de la guerre civile dans son commerce.
Les “chefs de trains” aidaient les esclaves à passer la frontière
Toute petite, elle a appris que son arrière-grand-père, Joseph Saint-Laurent, originaire de Saint-Ours, surnommé Peg Leg Joe parce qu’il avait une jambe de bois, avait aidé des esclaves à s’enfuir vers Philipsburg, au Canada. À l’époque, on désignait aussi ce village comme étant “le paradis”. Et on appelait alors les personnes qui aidaient les esclaves à s’enfuir des “chefs de train”.
“J’ai grandi en entendant dire que mon arrière-grand-père avait aidé des esclaves à traverser au Canada”, dit-elle. Mais ça n’est que bien plus tard, une fois devenue adulte, que Margaret Theoret a décidé de mener ses propres recherches.
Joseph Saint-Laurent, aujourd’hui enterré à Philipsburg, avait une briqueterie à Swanton dans les années 1860, en pleine guerre de Sécession. Ses activités, selon Mme Theoret, l’amenaient à voyager jusqu’en Géorgie, pour se procurer de la brique, taillée dans une argile particulière.
“Il devait probablement circuler dans les plantations pour apprendre des esclaves comment travailler l’argile, puisqu’ils étaient réputés s’y connaître. […] Au printemps, il revenait dans le Nord avec son argile, probablement en train et en bateau à vapeur. […] Les histoires familiales veulent qu’il ait rapporté plus que de l’argile. Il emmenait aussi des esclaves qu’il cachait dans sa grange. L’un d’entre eux aurait eu les ongles arrachés, ce qui indiquait qu’il n’en était pas à sa première évasion.”
Les esclaves rattrapés par leur maître subissaient souvent de graves châtiments corporels.
Dans son livre Shadrach Minkins : From Fugitive Slave to Citizen, Gary Collison raconte l’histoire d’un esclave fugitif, Shadrach Minkins, originaire de Norfolk, en Virginie, qui a trouvé refuge à Montréal autour de 1859 et y a élevé sa famille. À Montréal, Minkins est devenu barbier, comme plusieurs membres de la communauté noire de l’époque, largement constituée de fugitifs. Il serait enterré au cimetière Mont-Royal dans une tombe non marquée, avec ses deux enfants. Deux des hommes qui l’ont aidé à s’enfuir ont été traduits en justice à Boston, puis acquittés par le jury.
Pour Gary Collison, le chemin de fer demeurait le principal moyen de transport des fugitifs vers le Canada. “Quand Shadrach Minkins est arrivé, les douze derniers miles du chemin de fer qui reliait le Vermont à Montréal étaient construits depuis moins d’un an”, écrit-il.
“De Burlington, les fugitifs pouvaient prendre le train au nord de Saint Albans, puis jusqu’à Saint-Jean, dans ce qui est aujourd’hui la province de Québec, sur un chemin de fer qui coupait à travers les baies et les îles du lac Champlain. Par temps doux, les fugitifs pouvaient être emmenés par bateau jusqu’à Saint John’s ou Rouses Point, par une route impossible à détecter, jusqu’à ce qu’ils aient atteint la frontière”, écrit Collison.
À Saint-Armand, de ce côté-ci de la frontière, Velma Symington a aussi entendu des histoires liées au chemin de fer clandestin de la bouche de son père, historien amateur aujourd’hui décédé.
Mme Symington a d’ailleurs été membre durant soixante-dix ans de la petite église méthodiste du village, qui a participé à ce réseau. L’église a été vendue il y a quelques années, mais on peut encore lire, sur un panneau à l’entrée, que plusieurs réfugiés venus du Sud ont trouvé le répit dans les maisons de la congrégation, via le “chemin de fer clandestin”.
“Lorsqu’une maison abritait un esclave, on allumait une chandelle dans l’une des fenêtres de la maison, mais pas dans la pièce où était le fugitif. Lorsque le réfugié restait plusieurs jours, on allumait plusieurs chandelles. Les fugitifs étaient généralement cachés dans les greniers”,
raconte Mme Symington, en désignant une grande maison de Saint-Armand, à l’angle des rues Montgomery et Philips, où ce rituel codé aurait eu lieu.
Même de ce côté-ci de la frontière, il fallait se méfier des chasseurs d’esclaves venus du Sud. “On dit qu’ils venaient avec des chiens entraînés à sentir les esclaves”, dit Mme Symington.
Selon Gary Collison, un seul esclave fugitif réfugié ici aurait été renvoyé aux États-Unis avec la collaboration du gouvernement du Canada, en 1842. On dit d’ailleurs que les fugitifs chantaient de joie en arrivant au Canada, malgré la discrimination qui pouvait encore les y attendre.