Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot créateur à la Sorbonne d’une formation de « référent laïcité » et co-auteur de « La guerre des générations aura-t-elle lieu? »* a accepté de commenter notre sondage sur la perception de la laïcité par les Français , enquête globalement rassurante mais qui mettait en évidence que les jeunes étaient plutôt en rupture avec le reste de la population française
entretien mené par Soazig Quéméner et publié sur le site marianne.net, le 26 11 2020
Marianne : Sur les questions religieuses ou la laïcité, les 18-30 ans que nous avons interrogés semblent faire bande à part, voire même sécession par rapport à l’ensemble de la population. Qu’en pensez-vous ?
Pierre-Henri Tavoillot : Je suis moins tranché sur le caractère générationnel de cette scission. Globalement, les repères sur la laïcité sont devenus confus, opaques, toutes générations confondues et il y a effectivement un effort de clarification à faire. Surtout en direction des jeunes car il y a structurellement chez eux une sorte d’idéologie spontanée de la tolérance, du droit à la différence, de l’individualisme. Ils ne voient pas que cela peut faire lit du communautarisme, de la différence des droits. Avec par ailleurs, de très grandes confusions sur ce qu’est la religion. Ce n’est pas un problème de génération, c’est un problème de jeunesse : on rentre dans la vie, les repères font défaut. Il faut être vigilant sur le fait de ne pas reprocher à la jeunesse d’être la jeunesse. Ne pas avoir les idées claires, c’est le lot des jeunes depuis les origines. Moi, ce sont les adultes, les professeurs en formation qui m’inquiètent : alors là, oui, je tremble !
Mais n’est-ce pas une génération qui devrait être très au fait de ces questions ? Les personnes que nous avons interrogées avaient entre 13 et 25 ans en 2015, année des attentats de Charlie et du Bataclan…
Pierre-Henri Tavoillot : il y a une saturation d’information et c’est d’autant plus difficile d’avoir les idées claires. Etre très informé, au bon sens du terme, cela veut dire avoir les grilles de lecture pour comprendre l’actualité. Sinon on part dans tous les sens. La surinformation produit la confusion et la tentation de schéma binaires. Aujourd’hui, la laïcité française est prise en étau entre l’islamisme, d’une part, et d’autre part, le multiculturalisme américain. Et on peut lire des articles presque tout aussi critiques dans la presse américaine que dans la presse pakistanaise. Elle est vue ici comme haine de la religion et là comme détestation des identités, alors qu’elle est ce qui permet d’éviter toute forme de soumission fanatique, communautaire ou identitaire. Il y a un gros travail devant nous pour le rappeler.
On note d’ailleurs des écarts assez importants entre les réponses des 18-20 ans et celles des 25 -30 ans…
Oui, on est toujours tenté de voir des clivages générationnels au fil des âges de la vie ! Attention, je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas être vigilant sur un certain nombre de discours qui émergent. Je suis par exemple assez frappé par le fait que, dans les réponses de votre sondage, l’islamophobie en France apparaît comme plus grave que l’antisémitisme. Or on sait qu’aujourd’hui, les actes anti-chrétiens et antisémites, les actes violents, sont infiniment plus importants que les actes contre l’islam. De ce point de vue là, il y a un vrai déficit d’information qui tend à considérer que la violence se produit aujourd’hui spécifiquement contre les musulmans. Ce qui est une erreur totale. Les attentats n’ont pas produit de réaction de haine de l’islam en France. Il y a, en France, des mouvements de secession ou d’ « archipellisation » (comme dit J. Fourquet), mais qui sont plus géographiques que générationnels.
46 % des personnes que nous avons interrogées disent comprendre les femmes qui déclarent détester les hommes. Et par ailleurs nous avons des écarts très importants entre les réponses apportées par les femmes et les hommes. Qu’en pensez-vous ?
C’est un sujet de vigilance particulier. Il me semble effectivement que le scénario de la guerre des sexes est en train de s’imposer comme grille de lecture. C’est pourtant une erreur totale au plan de la description objective de la société, où le schéma oppresseur/opprimée n’a jamais eu aussi peu de réalité qu’aujourd’hui. Le patriarcat est mort dans les textes (de loi) et moribond dans les têtes. Dans mon dernier livre, je parle des quatre guerres imaginaires avec lesquelles on croit expliquer la société : la lutte des classes, la lutte des races, la lutte des sexes et des générations. Il me semble que ces quatre guerres sont totalement illusoires. Jamais les choses ne se sont si bien passées dans ces quatre domaines, mais dans un monde complexe, sur-informé, où les grilles de lecture font défaut, on se raccroche à ces 4 scénarios car ils sont simples et ils nous donnent l’illusion de comprendre le monde : d’un côté, les gentils ; de l’autre, les méchants ! Le binaire nous rassure et nous donne l’impression d’agir. Pour le coup, le rôle des adultes responsables – et non pas des intellos qui jouent la carte de la démagogie et de l’indignation -, est vraiment de démonter ces 4 scénarios qui sont obscurcissants. Le scénario de la guerre des sexes est celui dont la montée m’inquiète le plus, car il va introduire des effets délétères : la solitude absolue des individus. La défiance à l’égard de l’autre sexe va engendrer des situations tragiques et l’incapacité de vivre avec l’autre au quotidien : bref, l’inaptitude à savoir aimer.
*Calmann-Lévy
Du bon usage de la tolérance, avec Claude Habib