L’islamologue Ghaleb Bencheikh a succédé à Jean-Pierre Chevènementà la tête de la Fondation de l’Islam de France en décembre 2018. Ce fils d’un ancien recteur de la mosquée de Paris entend lutter contre les interprétations radicales de l’islam qui fleurissent actuellement en France. Il tente de s’imposer dans un paysage religieux musulman français tiraillé par les rivalités personnelles et géopolitiques. Vilipendé par les religieux les plus rigoristes comme par les laïques, il revient sur l’affaire de Creil, née de l’exclusion temporaire de trois élèves qui avaient refusé d’ôter leur foulard islamique en classe en 1989. Ghaleb Bencheikh dénonce l’obsession du voile et prend la défense d’un islam réformé. Il s’explique aussi sur ses relations avec le secrétaire général de la ligue islamique mondiale qu’il a invité à Paris cette semaine. Interview.
Le Point : Vous souvenez-vous de l’affaire de Creil ?
Ghaleb Bencheikh : Oui ! J’étais jeune étudiant et mon père, recteur de la grande mosquée de Paris, venait tout juste de décéder. S’il avait été encore vivant au moment où avait éclaté la polémique, il n’y aurait pas eu d’affaire de Creil. Car pour nous tous musulmans, la question du voile était réglée depuis 1923, année où Hoda Chaarawi a retiré son voile en pleine gare du Caire au retour d’une conférence féministe… En l’espace de trois ans, le voile avait disparu d’Égypte, même s’il perdurait encore à la campagne. Le voile semblait donc constituer une affaire réglée. Au lendemain du recouvrement des indépendances, aucune étudiante n’allait voilée à l’école… pas plus à Casablanca qu’à Damas, au Caire, à Bagdad, à Kaboul ou Téhéran ! J’ajoute que depuis des siècles, pas une femme musulmane indienne n’a porté de voile, mais plutôt le sari, pas une femme d’Afrique subsaharienne n’a porté le voile, mais le boubou… Le problème du voile est arrivé avec Khomeiny. Cette affaire est venue avec le mimétisme et la surenchère wahabo-salafiste…
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Nous avons été tous surpris. Autant par l’affaire elle-même que par la défausse du Conseil d’État et du ministre de l’Éducation de l’époque (Lionel Jospin, NDLR). Du côté des hiérarques musulmans, il aurait suffi qu’une autorité dise « circulez, il n’y a rien à voir » et cet avis aurait été plus important que les injonctions impérieuses – à supposer qu’il faille s’y enchaîner d’emmitoufler des fillettes à peine nubiles. Du côté de la République, nous avons assisté à la défausse du ministre de l’Éducation nationale et du Conseil d’État. Clairement, la République a manqué d’autorité. Elle aurait pu régler ce problème. Mais de tergiversation en tergiversation, d’atermoiement en atermoiement, de régression en régression… on se retrouve avec la burqa ! Et si l’on ose un seul mot là-dessus, on se retrouve immédiatement propulsé du côté des islamistes ou des apostats…
Vous considérez le voile comme une vraie régression. Pourquoi êtes-vous si seul à tenir ce discours ?
Je ne peux pas entrer par effraction dans les consciences ! Je conçois, à la rigueur, que l’on accepte que des femmes jugent pouvoir librement – et en conscience – médiatiser leur relation à Dieu… Mais pour les fillettes, je ne peux pas l’accepter. Emmitoufler des fillettes, ce n’est pas l’idée que je me fais de l’éducation égalitaire filles-garçons ! Il y a une réelle obsession de la norme religieuse, un travail de culpabilisation des esprits chez les garçons comme chez les filles. Peut-être que l’effervescence du « moment Freud » n’a pas été vécue en contexte islamique… Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la régression, la décadence et le déclin de la civilisation arabo-musulmane se sont accompagnés d’une pudibonderie affectée. Le raffinement, l’hédonisme, l’art de vivre, les splendeurs et la beauté, tout ce qui se passait dans les jardins luxuriants que nous avons pu lire dans les chroniques et les recueils de poésie… il n’y avait là aucune trace de pudibonderie !
La question est affreusement banale, mais considérez-vous que l’islam est compatible avec les valeurs de la République ?
La question de la compatibilité de l’islam ne se pose pas ! En revanche, ce sont ces choses prônées par l’islamisme et l’islam politique qui posent de vrais problèmes. Si l’on considère la démocratie comme une mécréance, que l’on refuse l’égalité homme-femme, et que l’on prône le primat de la loi religieuse sur le politique, c’est impossible ! Sur la laïcité, la question ne se pose pas non plus, car la laïcité est un principe juridique de neutralité et le neutre n’a pas à être compatible, il s’applique comme principe juridique, c’est tout. L’islam est continuateur du judaïsme et du christianisme, il n’existe aucune raison théologique pour que la question ne soit pas réglée. Mais il faut une volonté politique pour que cela advienne. Je rends hommage à ces jeunes femmes imams qui ouvrent une voie pour un Islam réformé bien loin des conceptions fondamentalistes…
Quel regard portez-vous sur les évolutions de la pratique religieuse des musulmans français ces dernières années ? Les dernières études montrent qu’il y a une rigidification des pratiques chez les jeunes qui se déclarent de confession musulmane.
On cherche à affirmer une identité qui épuise la totalité de l’identité… Je vois deux raisons à cela. D’une part, on assiste au retour du religieux à l’échelle mondiale. On se retrouve avec du soufisme, du bouddhisme zen, du new age… D’autre part, il y a clairement une dérive radicaliste, que l’on retrouve dans le fondamentalisme évangélique et le grand retour de la soutane… Dans ce cadre-là, l’élément islamique est le plus tapageur. Sur le domaine exclusivement islamique, il y a un activisme de la part des Frères musulmans et une offensive wahabo-salafiste qui laissent des marques auprès des esprits fragiles.
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L’activisme des islamistes et de leurs alliés « civils » comme les indigènes de la République pose-t-il un problème ?
Les dernières générations ont été la proie facile de doctrinaire sermonnaires qui sont venus leur expliquer que leur vie d’ici-bas était ratée, que leurs parents avaient été spoliés et que les conditions dans lesquelles ils vivaient étaient une épreuve de Dieu et que, bien évidemment, rien de tout cela ne serait arrivé si l’on n’avait pas dévié de l’orthodoxie… Certains se réveillent haineux et aigris. On voit fleurir des discours revendicatifs et revanchards qui expliquent que ce que « nous » subissons serait la conséquence des séquelles irrémédiables du colonialisme… J’y vois avant tout un business politique, ce que j’ai d’ailleurs déjà dit à Houria Bouteldjah. Je crois aux idéaux de la Révolution française, aux Lumières – du moins avant que ceux-ci soient pervertis dans la colonisation, car le Jules Ferry de la Métropole n’était pas celui des colonies où l’école n’était ni gratuite ni laïque…
Adhérez-vous à l’idée d’islamophobie ?
Non. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas « d’acte anti-musulmans », mais je n’utilise pas ce terme d’islamophobie. Je revendique le concept de la « misislamie », du grec misos qui signifie la détestation, ce qui me semble plus juste. Par ailleurs, il ne m’a pas échappé que, dès lors qu’on se met à critiquer les fondements de l’activisme politique islamique, on se fait taxer d’islamophobe. Moi je dis bienvenu à la critique ! Toute doctrine, toute philosophie qui fuit le débat des idées se vulnérabilise. La critique ne doit pas nous déranger, au contraire. En revanche, la détestation, la haine et l’hostilité affichée de certains doit tomber sous le feu de la loi.
Certains vous accusent de faire le jeu d’un islam wahabo-salafiste, d’autres vous accusent de mécréance…
Je parle à tout le monde ! En tant que président de la Fondation de l’Islam de France, je parle à tout un arc qui va du Grand Orient de France – où je ne suis pas initié contrairement à ce que certains essaient de faire croire – jusqu’à l’UOIF. Même le « musulman frelaté » que je suis est invité au salon du Bourget (le grand rassemblement des musulmans d’Europe, NDLR) ! (rire) Et je n’y change pas de discours ! Je dis à des salles de 5 000 personnes « allez à l’opéra », « allez au théâtre », « visitez les musées de Beaux-Arts », « lisez les belles lettres ». Je suis parfois applaudi, parfois conspué. Je ne change pas mon discours en fonction des gens et tant pis si on veut me faire passer pour un crypto-islamiste qui voudrait normaliser les relations de la République avec le radicalisme… ou à un mécréant qui participe à la domestication de l’islam par le pouvoir, cette dernière considération me valant par ailleurs des menaces de mort.
Vous avez invité à Paris Mohamed Al-Issa, secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, un des outils de diffusion du wahhabisme dans le monde. Cet homme ne s’est jamais montré progressiste lorsqu’il était ministre de la Justice du royaume saoudien…
Permettez-moi de vous confier la nature de mes échanges avec cet homme. J’ai rencontré un homme qui dit vouloir ouvrir une nouvelle ère. Il dit que les ravages du salafisme sont terribles et qu’il est temps de les endiguer. Qu’il est prêt à se rendre à Auschwitz pour dénoncer l’antisémitisme qui sévit partout dans le monde, y compris dans les contrées islamiques. Il condamne le terrorisme. J’ai eu devant moi un homme qui a clairement rappelé que les musulmans hors terre d’islam doivent accepter que la Constitution l’emporte sur la loi religieuse. Je l’ai entendu dire tout cela à Riyad et il est prêt à faire savoir tout cela urbi et orbi depuis Paris, ville lumière. Nous allons signer un memorandum qui entérine le respect de la liberté de conscience et qui prévoit un suivi dans le temps de ces engagements. Ce n’est pas une affaire de croyants qui se serrent frileusement les coudes contre les athées. Quand quelqu’un est dans une logique de réforme et d’ouverture, il faut l’accompagner. Par ailleurs, je précise que je n’ai pas reçu un centime de la ligue islamique mondiale.