« On peut être laïque dans une banlieue populaire et gagner des voix »

Chef de cabinet du maire LR de Rillieux-la-Pape (Rhône) de 2014 à 2017, Arnaud Lacheret en a tiré un livre, « Les territoires gagnés de la République ? », qui relate trois années de « bricolage » sur le terrain pour faire respecter la laïcité dans une ville où le communautarisme guette.

« La lettre tue mais l’esprit vivifie » : cette citation, à première vue, ne paraît pas vraiment applicable à la laïcité à la française et ses principes immuables. D’autant qu’elle est tirée… du Nouveau Testament ! Pourtant, le revigorant essai d’Arnaud Lacheret, intitulé Les territoires gagnés de la République ? (Le Bord de l’Eau, 2019), s’attache à bouleverser les certitudes des laïques les plus intransigeants, prouvant qu’entre le ciel des idées et l’âpreté du terrain, le gouffre est parfois important. En 2014, après les élections municipales, Arnaud Lacheret, collaborateur d’élus acquis à une droite républicaine, renonce à son travail dans le privé. Il devient chef de cabinet d’Alexandre Vincendet, jeune espoir de la droite rhodanienne fraîchement élu maire de Rillieux-la-Pape (Rhône), une commune de la banlieue lyonnaise gérée par le Parti socialiste depuis 1995.

Son ouvrage est une plongée dans trois années de gestion par l’équipe municipale du fait religieux, omniprésent dans cette ville populaire. Le résultat, écrit dans un style franc et direct, est édifiant et amène le lecteur à remettre en question ses idées les plus arrêtées : est-il possible de mettre fin à des habitudes bien ancrées, comme la participation du maire à la rupture du jeûne du ramadan ou la location gratuite d’un gymnase pour l’Aïd, sans se mettre à dos la population musulmane ? Que faire quand la loi empêche de lutter efficacement contre le communautarisme ? Comment agir avec fermeté sans compromettre gravement ses chances de réélection ? Arnaud Lacheret apporte des pistes de réponse à toutes ces interrogations dans un livre émaillé d’anecdotes et de cas épineux, qui se révèle être un éloge du « bricolage » des maires qui font avec les moyens du bord pour faire respecter une laïcité authentiquement républicaine dans ces territoires que l’on dit perdus. Entretien.

Profondément laïque, vous écrivez un livre qui révèle que face à la réalité concrète, les grands principes s’érodent inévitablement, et même nécessairement… Quelle ligne de crête adopter pour rester fidèle à la laïcité sans se compromettre ?

Arnaud Lacheret : Ce livre montre justement que cette ligne de crête, si elle se définit bien sur un plan théorique et dans les discours nationaux des militants laïques et républicains, doit être adaptée en fonction des collectivités et des situations rencontrées. Sur Rillieux-la-Pape, nous arrivions après des décennies de mauvaises habitudes – pas forcément à visée clientéliste, d’ailleurs – qui finissaient par nuire profondément au commun républicain et à favoriser le communautarisme. Lorsque l’on a un quartier prioritaire de 18.000 habitants comptant 80% de logements sociaux, le moindre relâchement peut rompre l’équilibre déjà très précaire. Cependant, la situation était « rattrapable » car contrairement à d’autres villes, l’islam politique n’avait pas pris le dessus. Nous avions certes des pressions électoralistes, mais sans commune mesure avec ce que l’on peut trouver ailleurs.

La vraie difficulté en fait, est de savoir où l’on veut aller et de proposer des politiques publiques qui, combinées entre elles, permettent à la République de regagner du terrain. Les principes laïques ne peuvent donc pas être la seule solution, c’est une évidence. Prenons l‘exemple du premier Ramadan, qui tombe deux mois après l’arrivée de la nouvelle équipe. Nous découvrons trois jours avant l’Aïd que celui-ci doit se dérouler dans un gymnase municipal mis gratuitement à disposition. C’est complètement illicite mais ça fait plus de 20 ans que ça dure. On peut donc faire comme à Mantes-la-Ville ou à Saint-Gratien, pour citer deux jurisprudences célèbres, et refuser cette mise à disposition mais à part se mettre à dos toute la population du quartier prioritaire, nous ne gagnerons rien. Notre choix a été de jouer le jeu, tout en entamant un cycle de discussions pour que, trois ans plus tard, les deux Aïd se déroulent dans la mosquée et sous chapiteau dans un cadre entièrement privé.

C’est là que nous sommes sur la ligne de crête et que nous prenons un risque : que serait-il arrivé si un smartphone avait filmé le jeune maire saluant les milliers de fidèles à l’entrée du gymnase un petit matin de juillet ? Nous aurions été coincés et le mandat aurait été hypothéqué. La bonne volonté des deux parties a permis, comme pour pas mal d’autres dossiers que je détaille, de revenir à une normalité républicaine. Soulignons toutefois que jamais la préfecture n’a trouvé anormal que depuis plus de vingt ans, des milliers de fidèles prient deux fois par an dans un gymnase d’une capacité de 600 personnes mis à disposition gratuitement par la mairie…

Nous devons identifier les acteurs qui sont des religieux « républicains ». (…) C’est en se fâchant avec ces gens-là que l’on radicalise tout le monde.

Est-il possible de définir des accommodements justes et des points sur lesquels ne pas transiger ?

On peut aller loin, bien entendu, mais je dirais que cela dépend des acteurs que l’on a en face. C’est là que le travail du cabinet de l’élu local est très important : nous devons identifier les acteurs qui sont des religieux « républicains », et il y en a plus que ce que l’on pense, tout en évitant les islamistes, y compris ceux qui se cachent. J’ai un exemple assez net là-dessus, un Français d’origine maghrébine avait fait campagne auprès du futur maire et s’était rapproché dès la victoire acquise. Il avait l’air sympa, pas spécialement religieux, mais dès que nous avons voulu fermer une salle de prière illicite située dans le sous-sol d’une tour HLM, il a été le premier à faire signer des pétitions au sein de la communauté, devenant hargneux et montrant son vrai visage. Avec un peu d’expérience, nous aurions dû le voir venir, c’est une question d’analyse de signaux faibles, clairement. Le travail du maire et de son entourage est aussi un travail sociologique : il y a des interlocuteurs religieux qui n’ont pas l’air avenants, qui sont discrets et qui pourtant sont indispensables car ils ont compris la laïcité et le cadre dans lequel les religions pouvaient exister au sein de la République.

C’est avec eux qu’il faut pousser le dialogue et faire ce qui peut s’apparenter à des « accommodements », je pense à la participation à un repas de rupture du jeûne à la mosquée ou justement, la non-fermeté sur l’Aïd dans le gymnase le temps de trouver une solution acceptable. C’est en se fâchant avec ces gens-là que l’on radicalise tout le monde. On aurait pu refuser de les rencontrer à la mosquée mais ici, on est sur des rapports de respect et de courtoisie qui nous permettent aussi d’avoir des informations capitales. C’est grâce à ce genre de relations que l’on apprend que tel ou tel acteur « déconne » ou qu’une salle de prière voit son public changer dangereusement. Bref, c’est le seul accommodement que nous nous sommes réellement permis. Mais nous l’avons fait car ces gens ne voulaient pas entrer dans le champ politique. Les quelques demandes communautaristes que nous avons pu avoir venaient d’autres acteurs qui eux, ne plaisantaient pas. A ceux-là, une seule réponse est acceptable, c’est « non ».

Prenons Grenoble par exemple, où le maire louvoie sur l’affaire de militantes islamistes venues tester une piscine municipale en burkini. Ce sont des politiques plus que des religieux. Avec ces gens-là, on ne négocie pas, les islamistes doivent être combattus et aucune brèche ne doit leur être proposée. En revanche, on oublie aussi qu’une mosquée reste une association loi 1905, doublée souvent d’une association loi 1901. Et une association, on peut en perdre le contrôle… il suffit d’une assemblée générale pour que des islamistes s’emparent du pouvoir et cela aussi, le maire doit en être conscient. Ce qui peut passer pour des marques de sympathie ou du clientélisme est aussi et parfois tout simplement le moyen d‘aider des musulmans républicains à garder le contrôle de leur mosquée.

La défense de la laïcité est-elle trop souvent « hors-sol » et détachée du terrain ?

Oui et non. Personnellement je suis membre du Printemps républicain, et un des rares membres de ce mouvement qui viennent de la droite. Je partage tout à fait les grandes analyses théoriques d’un Laurent Bouvet par exemple et si on me demandait d’expliquer la laïcité, je serais sans doute tout autant dans la théorie qu’il peut l’être dans son dernier ouvrage. L’essentiel est d’assumer et de comprendre le nécessaire « bricolage » qu’il faut forcément mener au contact du réel. Je suis désolé, mais « appliquer la loi, rien que la loi », ça ne marche pas en vrai. D’abord parce que les services de l’Etat n‘en ont absolument pas les moyens et que les maires se retrouvent à devoir assumer l’abandon du régalien au niveau local. Prenons cet exemple du Tabligh qui s’installe dans un quartier résidentiel de Rillieux-la-Pape suite à une opération immobilière via une SCI. L’Etat aurait dû être au courant, nous aurions dû le savoir et faire en sorte de préempter. Mais une nouvelle fois, nous nous sommes retrouvés piégés et avons dû mobiliser tout un arsenal juridique inadapté pour se dépêtrer d’une situation dont nous n’avons toujours pas trouvé la solution. Or, si l’on écoute les grands principes, qui sont déclamés jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, jamais une secte islamiste n’aurait dû pouvoir acquérir une ancienne école, jamais… Et pourtant elle l’a fait. C’est là que le terrain nous revient à la figure et que le maire se retrouve souvent très seul avec des moyens inadaptés, et un Etat souvent très en retrait, car conscient de ses lacunes.

Les méthodes brutales appliquées par le RN ont toutes échoué et fait empirer les situations locales.

Votre ouvrage aborde le cas d’entorses à la loi de 1905 (participation de la mairie à des réunions religieuses, prêt gratuit de locaux à des cultes…) qui sont tellement rentrées dans les habitudes qu’un retour en arrière républicain serait extrêmement mal vécu. Comment réintroduire la laïcité dans de pareils cas ?

Un mandat, c’est 6 ans, donc on a 6 ans pour faire baisser la pression. Faire comme certaines communes qui ont voulu tout remettre en cause tout de suite, c’est s’exposer à des prières de rue, à des recours qui créent des jurisprudences nuisibles pour tout le monde… Je cite d’ailleurs souvent trois jurisprudences assez récentes qui portent sur l’ouverture d’une mosquée malgré des conditions de sécurité insuffisantes, à Fréjus, l’obligation pour un maire de louer une salle municipale pour l’Aïd à Mantes-la-Ville et l’interdiction de mettre fin aux repas de substitution à Beaucaire : trois villes gérées par le RN dont les maires ont voulu passer en force. Moralité, les méthodes brutales ont toutes échoué et fait empirer les situations locales.

Sur ces trois sujets, nous avons mis trois ans à louvoyer, négocier, bricoler, transiger, mais finalement, la ville de Rillieux ne met plus de salles à disposition pour l’Aïd, la salle de prière illicite a été fermée et le menu « sans porc » à la cantine n’est désormais plus proposé. Personne n’en a entendu parler car justement nous n’avons jamais rompu le dialogue. Oui, ça prend du temps, oui, parfois on a l’impression d’aller un peu loin mais l’essentiel est de ne jamais perdre de vue l’objectif et surtout de ne jamais reculer.

La thèse marquante de votre ouvrage est qu’au niveau local, l’état du droit mais également la jurisprudence administrative empêchent les maires de lutter contre le communautarisme. Comment est-ce possible ?

C’est possible car justement, des maires ont provoqué des recours en étant beaucoup trop brutaux, et ça, c’est dans le meilleur des cas : dans d’autres cas, on a carrément eu des prières de rue pendant des mois comme à Clichy-la-Garenne! Face à ces recours, les juges administratifs ont tendances à intégrer des éléments de droit international dans leurs motifs. Ainsi, pour la ville de Chalon-sur-Saône, le tribunal administratif de Dijon indique que le maire ne peut pas interdire les repas de substitution en invoquant une convention internationale des droits de l’enfant ! Dans la décision concernant Fréjus, le juge indique que la mosquée doit ouvrir car le lieu de culte le plus proche est à 15 km… Bref, cela fait bien longtemps que la laïcité à la sauce libérale a été intégrée par les juridictions qui mobilisent des moyens plus sophistiqués les uns que les autres pour motiver leurs décisions. Le but, pour un maire qui essaie de se mêler du religieux pour le limiter, est de tout faire pour éviter un recours qu’il perdra à tous les coups. D’une façon générale, le droit est contre les maires car il est plutôt libéral, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose, mais cela rend par exemple quasi impossible d’empêcher un commerce communautaire de s’installer, voire de laisser une secte islamiste ouvrir un « centre de formation » comme ce fut le cas chez nous.

Il est également quasiment impossible légalement d’empêcher la location d’une salle municipale qui accueillerait un prédicateur religieux. Le seul motif vraiment efficace est le risque de trouble à l’ordre public, mais en quoi une conférence d’un prêcheur intégriste est-il un risque objectif de trouble à l’ordre public ? Quel tribunal statuera en faveur du maire ?

Nous sommes ici dans l’opposition entre des grands principes que nous devons valoriser (tels que l’Etat de droit, la liberté d’expression, l’égalité de traitement) et la réalité, c’est-à-dire des groupes qui jouent avec nos libertés fondamentales pour avancer leurs pions. En dehors du bricolage local, je ne vois pas vraiment d’alternatives sauf à empiéter lourdement sur nos libertés fondamentales.

Concrètement, pour empêcher une secte religieuse de s’installer ou pour limiter l’installation de commerces communautaires, les maires doivent bien souvent friser avec les limites de la légalité…

Oui. Mais je précise que l’Etat soutient cela, au moins en fermant les yeux. Pour ce café ultra communautarisé qui pourrissait un quartier et que nous ne pouvions pas fermer, les services de l’Etat ont, à notre demande, multiplié les contrôles et ont fini par le fermer un mois car une fois, ils avaient trouvé un serveur non déclaré… vous imaginez bien que si l’Etat était pointilleux à ce point sur tous les cafés en France, on ne pourrait plus boire un coup nulle part ! Je pense que les représentants de l’Etat que sont les préfets ou les forces de sécurité sont conscients de leurs faiblesses et sont prêts à suivre les élus un peu courageux.

Après, parfois, ils nous aident en fermant les yeux. Quand nous préemptons par le biais de la métropole un ancien supermarché pour empêcher qu’une enseigne 100% halal ne s’installe et brise toute tentative de mixité de population dans le quartier le plus pauvre de la ville, l’Etat pourrait être regardant. Il ne l’est pas. Quand nous sommes extrêmement tatillons et pressants pour empêcher l’installation d’un fast food halal à l’entrée de la ville, nous sommes très « limite » et pourtant, la Préfecture ne bouge pas. Des exemples de ce type, on en a des dizaines où clairement, il se crée une vraie complicité entre les services de l’Etat et le maire bricoleur qui fait gagner la République à coup de procédés très « limites »… Et ce n’est pas une question de personne : nous en sommes au 4ème Préfet et les attitudes sont toujours les mêmes. Je les soupçonne d’être au contraire plutôt satisfaits d’avoir des élus qui font ce boulot ingrat.

Votre récit montre à quel point les préoccupations en termes d’image sont importantes pour l’attractivité d’une ville mais aussi ses financements par d’autres collectivités. A quel point le chantage à l’islamophobie et au racisme contraint les élus locaux dans leur action pour faire respecter les principes républicains ?

C’est l’avantage d’être de droite, ou en tout cas d’être étiqueté « de droite » : le chantage fonctionne moins bien. Forcément, le maire a été élu avec une image de raciste colportée – et c’est de bonne guerre – par les sortants socialistes. Donc un chantage à l’islamophobie fonctionne moins bien. Mais quand le référentiel devient national, il est plus difficile de résister. La gestion gouvernementale de l’après Charlie Hebdo nous a clairement ralenti : un attentat islamiste était devenu le prétexte pour lutter contre l’islamophobie et le message est très bien passé dans toutes les strates de la société. Alors que nous étions sur le point de fermer une salle de prière illicite, nous nous sommes retrouvés politiquement coincés. Non pas parce que nous allions perdre des voix, mais parce que les médias auraient pu amplifier le phénomène et nuire à l’image de la ville que nous souhaitions restaurer vis-à-vis des investisseurs publics et privés. Nous avons donc mis le couvercle sur la casserole pendant deux ans, guettant la faute de nos interlocuteurs, ce qui s’est évidemment produit lorsque le responsable de cette salle de prière a gravement insulté et diffamé le maire publiquement. A ce moment, nous avons su que nous étions désormais politiquement en position de fermer la salle, et nous l’avons fait. C’est paradoxal, mais au même moment, le maire de Fréjus se voyait contraint par la justice d’ouvrir la mosquée de sa commune malgré des manquements en termes de sécurité.

En fait, j’ai voulu écrire ce livre pour démontrer que l’on pouvait gagner politiquement une banlieue difficile en étant ferme sur la laïcité. J’ai pris deux élections certes différentes, mais la progression est nette : la liste du maire a été élue avec 48% contre la gauche en triangulaire en 2014 en perdant tous les bureaux de vote des quartiers populaires. Aux législatives de 2017 (Alexandre Vincendet était le candidat LR dans la 7e circonscription du Rhône, ndlr) le maire a réalisé 61 % face à la candidate LREM à Rillieux-la-Pape, gagnant tous les bureaux de vote des quartiers populaires. Cette formule peut donc être gagnante politiquement, c’est le seul vrai élément tangible et facilement mesurable du livre et j’espère que des élus hésitants s’en inspireront.

Quand on convoque les « musulmans de France », on a toutes les chances de voir arriver les islamistes.

Une scène marquante de votre livre raconte les applaudissements nourris que récolte un responsable de mosquée de la part de représentants musulmans en tenant un discours violemment anti-laïque lors d’une réunion avec les maires et le préfet de la région Rhône-Alpes. Les militants d’un islam politique prennent-ils le pas sur les modérés ?

Cette scène nous a vraiment marqués et je pense que le préfet Michel Delpuech, qui était en poste à l’époque, en a tiré les leçons. Les tenants de l’islam politique prennent toujours le pas sur les musulmans républicains car ils sont organisés. Je m’étais étonné, lors de cette réunion en Préfecture, de ne pas trouver les représentants de la mosquée de Rillieux, pourtant une des plus grandes du département. Ils m’avaient répondu qu’ils ne voulaient pas « être récupérés politiquement ». La phrase se comprend beaucoup mieux à présent : les musulmans qui acceptent la laïcité n’ont aucun intérêt à aller aux réunions en Préfecture, ils ne s’organisent pas entre eux : ils gèrent des mosquées localement et c’est très bien comme ça. Le piège de la préfecture, et c’est celui dans lequel tombe l’Etat avec son projet d’islam de France, fut de croire qu’en invitant tout le monde pour dialoguer, tout le monde viendrait. En fait les islamistes voulant faire de la politique et combattre la laïcité sont venus, les autres n’en avaient rien à faire car ils vivaient déjà bien dans le cadre républicain !

Donc oui, quand on convoque les « musulmans de France », on a toutes les chances de voir arriver ceux qui veulent peser sur le débat politique donc… les islamistes ! D’où l’importance du dialogue local : les musulmans de Rillieux s’en fichent du préfet, ils veulent voir le maire pour des histoires de parking, d’urbanisme, de rampe d’accès, mais ils s’en fichent de créer un islam républicain car ils le pratiquent au quotidien.

Autre élément alarmant de ces Territoires gagnés de la République, le manque criant de connaissance des fonctionnaires et des élus sur la laïcité, ce qui ouvre grand la porte aux « entrepreneurs identitaires » promouvant le dialogue inter-religieux comme source privilégiée de « vivre-ensemble ». Comment y remédier 

Je suis assez incapable d’y répondre et je le regrette car face à un Tariq Ramadan ou un autre entrepreneur identitaire, ce ne sont pas quelques heures de formation chez un élu ou un fonctionnaire qui permettent de tenir la route. C’est un peu comme si je formais des élus au tennis car Rafael Nadal vient dans la commune… Non, l’essentiel est justement d’avoir un ou deux référents de haut niveau capables d’être des ressources et de faire une sorte de formation continue adaptée aux enjeux de chaque commune.

Il faut par contre être assez ferme sur le point suivant : promouvoir les valeurs de la République et la laïcité ne peut pas se faire en promouvant le dialogue interreligieux ou le « vivre-ensemble » je n’ai rien contre ces notions : ce dialogue existe déjà à Rillieux-la-Pape à travers une association très performante mais il doit rester un espace tenu par les religieux et la mairie ne doit pas s’en mêler, ou alors des élus à titre complètement privé.

Un maire doit faire respecter la laïcité, mais il travaille évidemment aussi à sa réélection. Quand, comme c’est le cas à Rillieux-la-Pape, les communautés religieuses sont très nombreuses voire majoritaires dans la population, est-il possible d’adopter une ligne républicaine sans se condamner aux prochaines municipales ?

Ce livre essaye de le montrer. Je voulais faire un retour d’expérience et expliquer comment, dans une banlieue populaire pas évidente, il était possible d’assumer une ligne républicaine et laïque tout en gagnant des voix. Car nous sommes en démocratie et il est logique de vouloir être réélu, ce n’est pas un scandale que de chercher à rassembler une majorité d’électeurs. Mais il est possible justement de trouver cette majorité parmi les croyants et pratiquants de toutes les religions sans rien leur céder. Il faut pour cela cesser de les infantiliser et de croire que les porte-paroles autoproclamés les représentent. Quand, lors d’une réunion avec les locataires d’une des tours HLM les plus pauvres de la commune, les mamans, souvent voilées, réclament plus de petits blancs et de petits blonds dans leurs immeubles, c’est un signal qu’il faut prendre en compte : la communautarisation n’est pas désirée par les habitants de ces quartiers, mais elle est souhaitée par les entrepreneurs identitaires qui convainquent les élus qu’il faut traiter les habitants communauté par communauté. En faisant cela on croit acheter la paix sociale et une réélection mais le prix à payer augmentera toujours, jusqu’à ce que la situation soit intenable.

Je ne dis pas qu’il faut faire ce que nous avons fait car justement, nous avons adapté notre action au contexte, mais je démontre par contre qu’il est payant électoralement de ne pas faire de concession et de ne pas céder aux messages des sirènes identitaires qui poussent les élus à flatter les communautés. Je n’oublierai jamais cette scène où un gros bras, ancien champion de boxe thaï, s’est invité dans mon bureau pour me proposer de l’embaucher afin qu’il « tienne » les jeunes musulmans. Je comprends que certains cèdent à ce genre de pression, mais force est de constater que cela ressemble à une spirale infernale.

Quelles vous semblent être les conditions indispensables à une politique de laïcité républicaine dans une ville de banlieue populaire ?

La première, c’est de bien choisir son entourage quand on est élu. Il est indispensable d’avoir au moins une personne qui s’y connaisse un peu et surtout ne pas surestimer sa propre expertise sur le sujet. Les élus ont souvent tendance à croire qu’il n’est pas nécessaire de se former à la laïcité car cela apparait comme « naturel » et « acquis ». Rien n’est plus faux. Les intégristes jouent avec notre loi de 1905 et son interprétation libérale et enfument souvent des élus de très bonne volonté.

La deuxième condition, c’est de ne pas oublier le reste. Dans un quartier qui peut être gangréné par le « business » et une forme d’insécurité et où les habitants vivent dans une certaine crainte, il ne faut pas hésiter à réellement mener une politique de tranquillité publique : la police nationale, mais aussi la municipale sont faites pour cela et n’attendent souvent qu’un soutien politique. Si les habitants se rendent compte qu’enfin, l’autorité se restaure doucement, il est évident qu’ils se montreront plus confiants envers le message municipal. On parle souvent de quartiers où il y a 30 à 40 % de chômage et un taux de pauvreté important, aider les plus démunis, c’est très bien, mais il faut penser qu’il reste 60 à 70% de gens qui travaillent et souhaitent que leur cadre de vie s’améliore. Sans montrer une vraie volonté municipale, on ne s’en sort pas et aucun message sur la laïcité ne fonctionnera si la République dans le sens régalien n’est pas présente. C’est un prérequis indispensable.

Une certaine droite brandit souvent la laïcité en la maquillant d’un discours anti-islam.

Vous soulignez en introduction de votre livre que si la laïcité est davantage revendiquée par des élus de droite, la réflexion intellectuelle sur le sujet vient plutôt de la gauche. Comment expliquer, d’une part que les maires de gauche invoquent moins la laïcité, et d’autre part que les intellectuels de droite ne « pensent » pas cette notion ?

Malheureusement, une certaine droite brandit souvent la laïcité en la maquillant d’un discours anti-islam, ce qui fait que malheureusement, le message est vicié. Je souhaite aussi que ce livre soit lu par les élus de droite et qu’ils comprennent vraiment le sens de la laïcité républicaine. Elle ne peut pas être conçue de façon libérale, mais elle ne doit pas masquer le rejet de Français musulmans qui souhaitent tout simplement vivre tranquillement sans ennuyer personne.

Beaucoup d’élus de gauche ont le problème inverse. Ils conçoivent le musulman comme le nouveau damné de la terre et, malgré toute la bonne volonté du monde, se montrent complaisants envers toutes les dérives auxquelles ils peuvent assister. Ce schéma de type « nouvelle lutte des classes » est un véritable cauchemar pour la gauche dont fort heureusement, quelques personnalités parviennent à sauver l’honneur.

Quant aux intellectuels de droite, outre qu’ils soient peu nombreux, ils sont davantage conservateurs et donc peu attachés à la laïcité. Un François-Xavier Bellamy, pour qui j’ai beaucoup d’admiration, n’est pas du tout sur ce créneau et, si je le pense républicain, c’est quelqu’un qui reste tout de même très attaché à un logiciel de pensée conservateur. Brillant et intelligent, mais conservateur. La droite populaire, la droite des banlieues, est un peu trop une droite de terrain, une droite pragmatique à qui il manque clairement une voix qui conceptualise un peu les choses. Elle proclame les « valeurs de la République » sans avoir jamais vraiment essayé de les définir… et clairement, c’est ce type de réflexion qui manque. On a donc une droite qui sait gagner des élections dans des banlieues populaires mais qui manque de ressources théoriques et intellectuelles et une gauche qui tente de bâtir un logiciel intellectuel laïque mais qui ne sait plus gagner une élection.

A mon sens, il manque vraiment une passerelle commune aux républicains des deux rives qui permettent une réflexion partagée entre élus de gauche et de droite afin que sur ces sujets, un pôle républicain et laïque émerge politiquement ailleurs que dans les réunions parisiennes.