« Etre une femme imame en France en 2020 n’a rien d’exceptionnel »

L’imamat féminin porte une vision de l’islam fondée sur des principes d’égalité et de liberté, expliquent les deux imames Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay. Selon elles, seule la mixité sous toutes ses formes peut faire reculer le communautarisme. 

tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 14 10 2020

Tribune. Voilà un peu plus d’un an que la mosquée Sîmorgh, lieu de culte s’affiliant au mouvement des Voix d’un islam éclairé [mouvement créé par Eva Janadin et Anne-Sophie Monsinay], a ouvert ses portes à Paris. En inaugurant l’imamat féminin en France, nous avons suscité de nombreuses réactions et polémiques. Ces critiques ne nous ont guère surprises. Engagées depuis des années dans les milieux associatifs interreligieux et islamiques ainsi que sur les réseaux sociaux, les débats théologiques et la pluralité des interprétations faisaient partie de notre quotidien. Quant aux attaques personnelles, devenues monnaie courante sur Internet et sur tous les sujets, nous avons décidé de les ignorer et de passer notre chemin. Celles-ci empêchent souvent tout débat constructif quand elles se réduisent à des procès d’intention complotistes et des remarques misogynes venant autant des extrémistes de droite que des islamistes identitaires et radicaux.

Islam spirituel et progressiste

Notre fonction d’imame est née à la fois d’un attachement profond à notre religion mais aussi d’une volonté de diffuser une autre vision de l’islam, fondée sur des principes d’égalité et de liberté, et partagée par de nombreux musulmans restant trop souvent dans l’ombre et silencieux face à l’islam conservateur. En incarnant dans la pratique cet islam spirituel et progressiste, les fidèles de notre mosquée le mettent en lumière et leurs imams lui donnent un cadre théologique argumenté et fondé sur une relecture du Coran et de la Sunna [ensemble des paroles de Mahomet].

Alors que la fonction de l’imamat féminin existe déjà depuis plusieurs années au Danemark, en Allemagne, au Canada ou encore aux Etats-Unis, force est de constater qu’il reste du chemin à parcourir pour faire évoluer les mentalités. Pourtant, ce débat n’a rien de nouveau en islam. Dès le XIIIsiècle, certains théologiens comme Ibn Arabi (1165-1240) se sont positionnés favorablement sur le sujet. Selon une tradition, le prophète Muhammad (571-632) a même autorisé une femme, Umm Waraqa, à diriger la prière rituelle. Il n’est pas précisé si l’assemblée était mixte. En revanche, le texte stipule qu’elle était accompagnée d’un homme réalisant l’appel à la prière, ouvrant ainsi la porte à la mixité.

Egalité ontologique entre l’homme et la femme

Quant au Coran, nous n’y trouvons aucune interdiction de l’imamat féminin, le texte n’abordant tout simplement pas le sujet. En revanche, le livre sacré affirme une égalité ontologique entre l’homme et la femme (Coran S4.V1) et se veut explicitement progressiste vis-à-vis des droits des femmes notamment dans le domaine social. La Révélation a ainsi permis aux femmes d’obtenir le droit à l’héritage, de participer pleinement au culte et elle a limité la polygamie en décrétant que l’union monogame était un acte d’une plus grande piété. Ces réformes sociales étaient révolutionnaires pour le VIIsiècle dans la péninsule Arabique. Si elles nous paraissent, à juste titre, insuffisantes aujourd’hui, c’est parce que nos sociétés ont évolué vers davantage d’égalité permettant aux femmes d’être autonomes.

Le Coran s’est adapté aux mentalités de l’époque pour être compris ; à nous, musulmans du XXIsiècle, de ne pas stopper ces évolutions mais de les prolonger. L’islam progressiste se définit en continuité avec ce progrès social initié par le Coran, dans l’objectif de poursuivre vers davantage d’égalité entre les individus à l’aune de notre nouveau contexte. Ainsi, rien ne s’oppose théologiquement à l’imamat féminin. Les arguments allant à l’encontre de cette fonction n’ont d’ailleurs pas grand-chose à voir avec les textes de l’islam, mais sont liés à l’immobilisme des mentalités conservatrices et patriarcales qu’il faut distinguer de la spiritualité. Les arguments avancés postulent qu’il ne serait pas permis à une femme, qui plus est non voilée, d’être imame ou de prier avec des hommes, car son corps risquerait de susciter des regards concupiscents chez la gente masculine. Les barrières sont donc avant tout éducatives et psychologiques et non pas religieuses.

Demande importante

Malgré les oppositions, la mosquée Sîmorgh a très vite trouvé son public. Sur cette première année, des centaines de personnes ont pu prier dans ce nouveau lieu de culte, ravies de pouvoir y vivre un islam progressiste, spirituel et déculpabilisant. Cela ne nous a guère étonnés puisque nous avons simplement répondu à une demande importante que nous avions constatée sur les réseaux sociaux : celle d’un grand nombre de musulmanes et de musulmans ne se retrouvant plus dans les discours et la forme des lieux de culte traditionnels. Le refus de s’adapter à cette demande amène à négliger les besoins spirituels d’une partie significative des Français de confession musulmane qui, selon une enquête menée en 2016 par l’Institut Montaigne et l’IFOP, sont 35 % à accepter qu’une femme puisse devenir imame.

Le déroulé des prières du vendredi à la mosquée Sîmorgh est le même que dans toutes les mosquées : l’appel à la prière est suivi d’un sermon, avant de réaliser la prière rituelle collective. Notre singularité se trouve dans le choix d’une mixité complète où femmes et hommes peuvent prier côte à côte et l’affirmation de la liberté vestimentaire qui fait que certaines femmes choisissent de ne pas porter le voile, y compris les imames. Nos sermons offrent de larges pistes de réflexion pour réinterpréter le Coran et la Sunna à l’aune des défis contemporains et sont centrés sur la spiritualité islamique. A la mosquée Sîmorgh, l’imam n’est pas considéré comme une personne qui détiendrait la vérité ou serait plus savante que l’assemblée. Elle ou il possède de larges connaissances mais émet avant tout des interprétations personnelles soumises à la réflexion de chacun. C’est pourquoi nous avons souhaité ajouter un temps d’échange avec l’assemblée à la fin de l’office et que plusieurs imams soient chargés du sermon, y compris des hommes, pour faire varier les interprétations.

Célébration de mariages religieux mixtes

L’objectif n’est donc pas de faire de la mosquée Sîmorgh un lieu exclusivement féminin car nous avons à cœur d’encourager la mixité, et cela à tous les niveaux. Ainsi nous célébrons des mariages religieux mixtes. Alors que la tradition refuse injustement aux femmes musulmanes de se marier avec des hommes non musulmans, nous acceptons de célébrer ces unions, et cela sans besoin de conversion de la part du conjoint qui risquerait de ne pas être sincère si elle est contrainte par la pression familiale. Une enquête interne a notamment révélé que près de 70 % de nos membres et personnes nous suivant sur les réseaux sociaux sont en union mixte (interculturelle, interreligieuse et interconvictionnelle) indiquant là encore une véritable demande chez les musulmans progressistes que l’on ne peut pas négliger.

Au sein de la mosquée Sîmorgh, nous travaillons également à l’accompagnement spirituel de nos fidèles et nous nous efforçons de faire un travail de pédagogie, notamment sur les réseaux sociaux, sur quelques idées reçues véhiculées par les musulmans eux-mêmes sur leur religion. En somme, être une femme imame en France en 2020 n’a rien d’exceptionnel puisque notre rôle est identique à celui des hommes imams. Les polémiques sur l’imamat féminin ne font que montrer la difficulté de faire évoluer les mentalités sur la place des femmes en islam.

Les attentes des musulmanes et des musulmans qui soutiennent la mosquée Sîmorgh et les Voix d’un islam éclairé sont un signal fort pour constater leur intégration dans la société française et montrer que seul l’encouragement de la mixité sous toutes ces formes – hommes-femmes, interreligieuse, interculturelle, sociale – pourrait permettre de faire reculer le communautarisme. Ces musulmans intégrés doivent oser prendre la parole mais surtout être écoutés par les institutions cultuelles musulmanes et par l’Etat. Ils sont les seuls à pouvoir mettre dans l’impasse les extrémistes de droite et les islamistes grâce à leur capacité à concilier leur foi et leurs rites avec leur attachement aux valeurs républicaines. L’Etat doit prendre exemple sur leur parcours pour apprendre à placer le curseur au bon endroit entre islam et islamisme, et ainsi éviter les amalgames et les confusions.

Mettre à jour les interprétations des textes de l’islam

Si l’islamisme est un danger pour la République, il l’est aussi, voire plus, pour l’islam et les musulmans qui ont tout intérêt à le combattre. L’islamisme est un projet politique et religieux. Cette idéologie hybride demande donc à être combattue sur ces deux plans : à l’Etat de le faire du côté politique et social en assurant à tous ses citoyens l’accès à l’éducation, à l’emploi et à la dignité ; aux musulmans de s’emparer de cette question dans le domaine religieux. Un grand travail, auquel les Voix d’un islam éclairé et la mosquée Sîmorgh participent déjà, doit être fait pour mettre à jour les interprétations des textes de l’islam, rendre caduques celles qui sont discriminantes et contextualiser le Coran et la Sunna par une meilleure connaissance de l’histoire.

Il n’est plus possible de continuer à sacraliser des lectures archaïques et dépassées, d’autant plus que l’islam a toujours été adapté aux différentes époques et aux contextes culturels locaux. Alors que l’Etat ne pourra lutter contre l’islamisme que par l’intégration des musulmans, les théologiens musulmans ne pourront faire reculer cette idéologie que s’ils intègrent la France à l’islam et l’islam à la France ; que s’ils reconnaissent que l’identité française est désormais constitutive des musulmans de ce pays ; et que s’ils incarnent un islam de France adapté à ses valeurs, qui fasse le choix de la raison et de l’esprit critique plutôt que celui du suivisme aveugle des traditions ancestrales allant à l’encontre des droits humains. De nouvelles générations de Français musulmans attendent un autre islam adapté à la culture de leur pays d’origine, la France. Les discours religieux doivent s’adapter à cette nouvelle réalité.

« Le Monde » est partenaire des Journées de l’histoire du monde arabe, organisées à L’Intitut du monde arabe (IMA), à Paris, les dimanches 18 et 25 octobre. Elles auront pour thème « Révoltes et révolutions » avec un questionnement sur « Le rôle de la religion » (le 18 octobre) et « Dominants et dominés » (le 25 octobre). L’ensemble du programme est consultable ici