Dans le cadre des débats sur la mémoire de la guerre d’Algérie, Aurélien Sandoz, professeur d’histoire, raconte les « espaces de dialogue » féconds sur le sujet mis en œuvre au lycée Galilée de Gennevilliers
Rapport Stora, reconnaissance de la responsabilité de la France dans l’assassinat de l’avocat Ali Boumendjel, ouverture des archives, jusqu’à la commémoration récente du cessez-le-feu du 19 mars 1962, l’actualité mémorielle récente montre que tout ce qui touche à la mémoire de la guerre d’Algérie est encore à vif dans la société française. Or, enseigner sur ce sujet peut s’avérer bien plus serein qu’on ne l’imagine spontanément.
De quoi avons-nous peur ? Les historiens mènent un travail rigoureux, porteur d’apaisement. Comme le rappelle Benjamin Stora, « à l’heure de la compétition victimaire et de la reconstruction des récits fantasmés, on verra que la liberté d’esprit et le travail historique sont des contre-feux nécessaires aux incendies de mémoires enflammées, surtout dans la jeunesse ». Depuis plusieurs années, au lycée Galilée de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), nous allumons ces contre-feux, puisque c’est notre métier d’enseignant et au programme d’histoire.
« Déjouer leurs préjugés »
Gennevilliers a abrité dans les années 1950 un bidonville accueillant une population algérienne. Sa population a laissé un riche matériau dans lequel nous avons emmené nos élèves puiser, au sein des archives municipales. Lorsque nous étudions avec eux un document qui semble aride de prime abord, des questions le rendent rapidement vivant : l’archive ment-elle ? Qui a produit ce document ? Est-ce une archive exceptionnelle ou banale ? C’est avec l’humilité de chercheurs amateurs, avec l’aide de l’historienne Raphaëlle Branche et du regard bienveillant de l’historien Daho Djerbal, que lycéens et enseignants abordent, par exemple, les plaintes d’instituteurs inquiets des violences subies par les travailleurs algériens, ou encore la liste des corps retrouvés sur les bords de Seine après la manifestation du 17 octobre 1961. Autant de pièces précieuses qui nous amèneront, dans quelque temps, à créer une cartographie interactive des lieux, objets et témoignages accumulés.
Car faire l’histoire de l’Algérie, c’est aussi côtoyer un présent bien vivace à travers des témoins. La venue de Messaoud Guerfi, ancien harki, a été l’occasion de partir des représentations des élèves afin de déjouer leurs préjugés. Le mot « traître » a rapidement fusé. Calmement, notre témoin a raconté comment une partie de sa famille, dont son père, a été assassinée dans l’explosion de sa voiture, pourquoi il a alors accepté un contrat de harki pour enseigner le français dans son village afin de nourrir sa mère, devenue veuve. Puis, après la guerre, comment il a été enrôlé pour déminer la frontière tunisienne. Au bout de trois années, sa mère est parvenue à le faire évader en France. Il ne l’a jamais revue. A la fin de son récit, les élèves, émus aux larmes, se sont levés pour l’applaudir et lui manifester leur empathie.
Renverser les mythes
Ces témoignages permettent aux élèves d’entrer dans la complexité incroyable d’une guerre qui ne se résume pas à une opposition entre deux camps. Guerre de décolonisation, d’indépendance, de sécession, de libération nationale, guerre révolutionnaire et double guerre civile, la guerre d’Algérie possède autant de clés d’entrée que d’acteurs. Nous nous arrêtons sur l’une d’entre elles : le centre médico-social face au lycée porte le nom de Daniel Timsit, du nom d’un médecin algérien, berbère et juif qui a participé à la bataille d’Alger aux côtés du Front de libération nationale (FLN). Il a été emprisonné, avant de contribuer au premier gouvernement algérien, de s’enfuir après le coup d’Etat de 1965 et de devenir médecin à Gennevilliers. En un parcours se trouve renversé le mythe d’une unité du peuple algérien, autour de la seule identité arabo-musulmane.
L’historien Abderahmen Moumen l’a noté lors d’une intervention dans l’établissement, les élèves sont « passionnés, curieux ou même désintéressés ». Oui, sur cette question, il y a, en effet, des élèves passionnés, notamment dans le cadre de l’atelier facultatif Mémoires, qui propose aux volontaires de travailler pendant l’heure du déjeuner sur les mémoires de la guerre d’Algérie. Il y a, par exemple, cette adolescente qui y arbore un drapeau algérien dessiné sur son masque, étendard d’un besoin de parler de son identité, riche et complexe. D’aucuns y verraient une provocation, j’y vois un point de départ, le marchepied vers une réflexion collective menée au lycée, ensemble, bien loin d’une perception dramatisante relayée par certains médias.
L’humour avec lequel les élèves savent décrypter les discours enflammés est, en effet, réjouissant. Cet enseignement de l’histoire les arme pour prendre du recul, en tant qu’élèves, mais encore et surtout en tant que citoyens. Ainsi, lorsque Saad Abssi, gennevillois, ancien responsable du prélèvement de l’impôt révolutionnaire au FLN, qui servait à financer la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, explique qu’en payant cet impôt les Algériens de Gennevilliers donnaient toujours un peu plus que demandé, qu’il affirme qu’il leur faisait économiser de l’argent en leur interdisant d’acheter de l’alcool, du tabac et de jouer aux jeux, les élèves esquissent alors un sourire : ils comprennent que c’est le discours d’un militant engagé.
Ouvrir un espace de dialogue
Parmi ces élèves, Ilhem Fernane, en terminale scientifique en 2017, aujourd’hui en dernière année d’école d’ingénieur, a ainsi découvert grâce aux cours d’histoire que ses quatre grands-parents ont participé à la guerre de libération nationale. En les questionnant, Ilhem a brisé ce silence si bien décrit par Raphaëlle Branche dans Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial (La Découverte, 2020). Soudain, le « retour mémoriel » modifie les dynamiques des réunions familiales, car le tabou levé a brisé des freins : le grand-père prend à part sa petite-fille pour lui parler de tout, de rien et de la guerre d’Algérie, ouvrant ainsi un espace de dialogue jusqu’à aujourd’hui. Ilhem est d’ailleurs en train de découvrir ces jours-ci que son autre grand-père aurait joué un rôle important durant le conflit et que son nom aurait été donné à un boulevard en Algérie.
A la fin de l’année scolaire, j’ai demandé à Ilhem si le discours médiatique n’a pas raison d’affirmer que l’histoire scolaire enseigne une mauvaise image de la France. Et la lycéenne de répondre avec son enthousiasme et sourire habituels : « Non, Monsieur, c’est bien de connaître l’histoire de France. C’est passé, maintenant. Cela m’a permis de découvrir que mes quatre grands-parents ont fait la guerre pour libérer leur pays, mais je suis française. » Depuis plusieurs années, les différentes cohortes d’élèves entrent dans le même processus de redécouverte de leur histoire familiale et ont une approche apaisée de ces mémoires.
Finalement, au lieu de nous diviser, comprendre l’histoire nous unit. C’est pourquoi il y a de quoi être en colère contre tous ceux qui fantasment une jeunesse qui serait « enflammée » par les concurrences mémorielles, allant jusqu’à contester un enseignement au nom d’une de ces mémoires. Cette jeunesse nous émerveille au contraire chaque jour par sa capacité à passer à l’étape suivante, celle qui consiste à regarder une histoire fondatrice de l’identité française d’une grande démocratie. Notre rôle se cantonne à celui d’un adulte lui ouvrant une porte optimiste et confiante, condition d’un avenir commun apaisé. Il ne s’agit pas d’imposer démocratie et valeurs républicaines, mais de les vivre ensemble au quotidien.
Territoires vivants de la République
Deux ans après la parution de l’ouvrage collectif Territoires vivants de la République (La Découverte), sous la direction de l’historien Benoit Falaize, qui mettait en avant des expériences pédagogiques inspirantes et positives sur l’école en zone d’éducation prioritaire, Le Monde et l’Ecole des lettres donnent la parole à d’autres enseignants et acteurs de l’école.