« Des pays en débat » : la Jordanie, par l’économiste Taher Al-Labadi

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. La Jordanie est notre pays du jour.

Taher Al-Labadi est un économiste et chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient. Aujourd’hui, depuis la Palestine où il est basé, nous l’interrogeons sur les multiples révoltes qui ont lieu en Jordanie depuis décembre 2022. Quelles sont les réclamations du peuple ? Quelles sont les décisions du gouvernement ?

Entretien

Comment le Royaume tente-t-il de faire face à cette situation explosive où plus du tiers de la population est réfugiée ? 

Il est vrai que la Jordanie accueille une importante population de réfugiés. On peut dire presque depuis toujours. C’est un pays qui s’est peuplé historiquement au rythme des guerres et les conflits. Dans une région où le monde est compliqué, l’économie jordanienne est relativement moins gâtée en ressources naturelles (hydrocarbures) que ses voisins. Un certain nombre de choix économiques et politiques qui n’ont pas été très bons et a rendu l’économie vulnérable aux retournements de conjoncture, aux crises et aux guerres qui sont dans la région. Et donc aussi vulnérable à l’accueil des réfugiés.

Est ce que ce n’est pas là le cœur du problème jordanien ? Être le réceptacle de toutes les crises régionales ? 

Je dirais plutôt que la Jordanie est vraiment une caisse de résonance de tous ces conflits qui ont lieu dans la région. Mais je ne crois pas que ce soit le cœur du problème. En fait, l’État jordanien a depuis longtemps appris à exploiter les différentes crises régionales à son avantage. Concernant sa position géostratégique sensible au voisinage de tous ces conflits surtout : Palestine, Israël, l’Irak, la Syrie, etc. En 2022, les Etats-Unis ont versé 847 millions de dollars en soutien au budget. Plus de 10 milliards de dollars ont été promis sur les cinq années à venir. Et quand ce n’était pas les Etats-Unis, c’était la Grande-Bretagne ou encore les Etats arabes. C’est un soutien. Et encore une fois, non pas à cause des réfugiés. C’est parce que les grévistes et les manifestants qui sont descendus récemment ont exprimé ce qui était en cause. C’était vraiment les choix en matière de politique économique.

Qu’est ce que qu’est ce que la population jordanienne reproche au pouvoir ? 

Il y a une crise qui a éclaté en décembre dernier, au moment où le gouvernement en place a pris la décision d’augmenter le prix des combustibles essence et gaz pour la huitième fois en 2022.

Le litre d’essence ou de diesel coûte combien ? 

Alors je n’ai pas le chiffre exact, mais on est à plus d’un dinar et quelques cas, ce qui équivaut à presque presque 2 euros, un petit peut moins. Mais il faut garder à l’esprit que le salaire minimum en Jordanie 260 dinars jordaniens. Et donc les premiers à être descendus dans la rue, c’étaient les chauffeurs et les professionnels du transport de marchandises. Ils se sont mis en grève, suivi par les chauffeurs de taxi, les transports de particuliers suivis par d’importants secteurs de la population. Les manifestants avaient pour principale revendication l’annulation de cette décision du gouvernement.

Qu’est-ce que le gouvernement cherche à faire ?

Pour situer un peu la question, cette décision est motivée par la volonté de réduire un déficit public qui est déjà estimé à 3 milliards de dollars pour l’année à venir. Et il faut savoir que le prix des carburants et d’autres produits sont contrôlés en Jordanie. Donc en fait, ça signifie que le gouvernement paye la différence sur ce que ces produits coûtent. On parle d’une marchandise majoritairement importée.

Y a t-il un lien entre les manifestations en Jordanie et les révoltes iraniennes depuis le début de l’année ? 

À mon sens, non. Mais s’il y a un rapprochement à faire, ce serait plutôt avec des pays comme le Liban ou l’Egypte. Là aussi on a vu un certain nombre de politiques de dérégulation de l’économie de libéralisation qui ont fragilisé certains secteurs de l’économie. Les secteurs productifs, industriels et agricoles. Et ça a rendu ces pays de plus en plus dépendants des importations. Et donc, de plus en plus dépendant des fluctuations de prix sur les marchés internationaux. Il faut savoir qu’en Jordanie on est officiellement 25 % de chômage, soit un quart de la population qui vit sous le seuil de pauvreté. Et donc on est aussi dans un pays qui est un des plus chers de la région où il y a une inflation galopante constatée encore en 2022.

Quelles sont les sorties possibles de ce conflit ? 

Alors pour l’heure, la vague de protestations a pris fin après qu’un policier se soit fait tué lors des manifestations, ce qui a plongé le pays dans un état de choc. Mais le problème est loin d’être réglé et l’Etat jordanien va certainement tenter d’obtenir davantage de soutien de ses alliés pour palier à cette crise, encore une fois de façon temporaire et plus durablement. En revanche, c’est bien les choix politiques et économiques de l’Etat et du gouvernement qui sont en cause. Et là, il faudrait travailler à soutenir les secteurs productifs encore une fois pour rendre le pays moins dépendant de ses importations. Et du coup aussi peut être rétablir un peu le filet social qui a été grandement fragilisé ces dernières années. En tout cas, il y a toute une série de choix courageux à faire en matière de politique économique.

© Reuters

Un point sur la Jordanie

Avec Israël et la Palestine à l’ouest , la Syrie au nord, l’Irak à l’Est et l’Arabie Saoudite au sud , la Jordanie se situe dans l’une des régions les plus belliqueuses au monde. 

En raison de sa situation géographique, toutes les civilisations anciennes – Égyptiens, Assyriens, Babyloniens, Nabatéens, Hittites, Grecs, Romains, Arabes, Turcs – l’ont traversées. Chacune d’elles a marqué le pays de sa culture, son savoir-faire et son patrimoine. Ce mélange de civilisations arabes et bédouines a été complété au fil des siècles par l’afflux de réfugiés des guerres récentes. La Jordanie actuelle est un carrefour stratégique dans les conflits au Moyen-Orient et le conflit israélo-palestinien. Son histoire, sa démographie et son économie sont immanquablement liées aux issues de ces conflits.

Une frontière commune avec Israël-Palestine

La Guerre de Six jours en 1967 provoque l’exil d’environ 2 millions de Palestiniens vers la rive orientale du Jourdain. Les descendants vivent toujours en Jordanie. Mais surtout il faut ajouter plus de 700 000 réfugiés syriens et 500 000 irakiens accueillis depuis dix ans par la Jordanie qui pèsent sur les infrastructures (éducation, santé) et les ressources du pays ( eau énergie ) .

Sur le plan intérieur, le roi entreprend en avril 1990 la poursuite de la démocratisation de son pays. Des négociations sont menées entre la Jordanie et Israël, afin de normaliser les relations. En 1994, le roi Hussein et le Premier ministre Rabin mettent à fin à l’état de guerre entre les deux Etats en signant un traité de paix qui contient notamment une clause de partage des eaux du Jourdain.

La Jordanie contemporaine

Le roi actuel, Abdallah II, accède au trône en 1999. Il garde les sillons d’une politique conservatrice, qui pose l’islam en religion d’Etat. La très grande majorité des 10 millions d’habitants sont musulmans et vivent pour la moitié à Amman, la capitale. 

De quoi vit on en Jordanie ? Des rentes touristiques et industrielles, qui représentent 30% de l’économie. Mais ça ne suffit pas à se sortir de l’impact qu’a eu la crise de 2020 et à sortir de la dépendance énergétique du pays. La Jordanie dépend à plus de 90 % d’énergie fossile importée . Endetté, le pays est en constant déficit. Sur les dix millions d’habitants que compte le pays, 1 sur 4 est au chômage. Lequel affecte plus particulièrement les jeunes, un sur deux est sans emploi, et les femmes dont quasiment un tiers sont au chômage.

Une situation difficile que la population déplore bruyamment depuis novembre dernier lors de manifestations violentes.

Diffusion samedi 25 février 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7.  Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien.