Crise migratoire à la frontière entre Pologne et Biélorussie : « Nous sommes devenus des pions »

Chair à canon du régime Loukachenko, des milliers d’exilés, souvent des Kurdes irakiens leurrés par des réseaux mafieux, sont poussés vers la frontière polonaise, après avoir subi un calvaire d’humiliations et de mauvais traitements.

article par Allan Kaval publié sur le site lemonde.fr, le 18 11 2021 

Leurs corps épuisés, affamés, travaillés par le froid, la fatigue et l’angoisse se sont transformés à leur insu en armes, dans une guerre qui n’est pas la leur. Mercredi 17 novembre au matin, ils étaient encore quelques milliers d’exilés échoués aux portes de l’Union européenne, après avoir été poussés la veille par les forces biélorusses à enfoncer la frontière polonaise. Kurdes irakiens en très grande majorité, fuyant un avenir bouché dans leur pays d’origine, ils ont été attirés dans ce piège infernal à la suite de l’orchestration, par Minsk, d’afflux migratoires vers l’Europe en provenance du Moyen-Orient, via la Pologne et la Lituanie.

Pour le régime biélorusse, ces hommes, ces femmes et ces enfants constituent de la chair à canon destinée à déferler sur ses adversaires occidentaux, en représailles aux sanctions imposées après la répression violente du soulèvement populaire de 2020 contre la réélection du président Alexandre Loukachenko. Le Monde a pu joindre certains d’entre eux quelques heures après la confrontation organisée par les militaires biélorusses entre ces migrants et les forces polonaises qui gardent leur frontière comme une citadelle assiégée.

« Nous avons été rassemblés comme du bétail par les Biélorusses », raconte au téléphone Nishan, 26 ans, la voix griffée par une toux constante et mauvaise (Nous ne publions pas le nom de familles pour préserver la sécurité des migrants). En Biélorussie depuis début novembre, il est arrivé dans le pays avec un groupe de douze personnes, dont des enfants, en provenance du Kurdistan irakien. « Au début du mois, nous étions éparpillés dans la forêt en petits groupes, on était seuls et on ne savait pas où aller. Puis les policiers ou les militaires biélorusses sont venus pour nous regrouper », explique le jeune homme. D’après lui, les hommes de Minsk ont accompagné d’humiliations violentes ce travail de rabattage. « J’ai reçu un coup de poing dans la poitrine parce que je refusais de répondre à leurs ordres, raconte-t-il. Nous avons demandé à un groupe de militaires de nous donner de l’eau. Ils ont sorti leur sexe et nous ont dit qu’on pouvait boire leur urine. »

Le piège
Au fil des jours, un mouvement s’est dessiné, orchestré par les Biélorusses, vers les environs de Grodno, en face du poste frontalier polonais de Kuznica. « Dans la nuit du 15 novembre, nous avons commencé à voir des groupes de plus en plus nombreux partir vers une destination inconnue, raconte Musa, un migrant kurde irakien de 29 ans. Petit à petit, on a compris que les Biélorusses nous poussaient dans une direction précise. » Quelques heures plus tard, le 16 novembre, Musa et ses compagnons se trouvent dans ce qu’il décrit comme la « zone tampon » entre la Pologne et la Biélorussie, près du poste-frontière.

De nombreuses images diffusées sur les réseaux sociaux ont montré cet espace délimité d’un côté par les barbelés, les militaires et les forces antiémeutes polonaises, et de l’autre, par les hommes de Minsk. « Les heures passaient, on avait froid, on était affamés, raconte le jeune Kurde. On pensait que les Polonais allaient peut-être ouvrir, mais rien n’arrivait. On était énervés, on réclamait des vivres aux Polonais. On n’en pouvait plus. Les Biélorusses nous ont transformés en rats affamés prêts à tout pour sortir de leur piège. »

Un migrant à proximité du poste frontière de Bruzgi-Kuznica dans la région de Grodno, en Biélorussie, près de la frontière polonaise, le 16 novembre 2021. LEONID SCHEGLOV / BELTA VIA REUTERS

Aucun retour en arrière ne paraissait dès lors plus possible pour les 2 000 à 3 000 personnes poussées vers les lignes polonaises. « La stratégie des Biélorusses consiste à profiter du fait que nous sommes à bout pour nous faire faire ce qu’ils veulent. Par exemple, ils nous disent que si on veut retourner à l’arrière pour se réapprovisionner, on doit aller attaquer la frontière », raconte Nishan. Mais le rôle des hommes en armes du régime de Loukachenko ne s’arrête pas là.

Menaces physiques
« Trois jours durant, les Biélorusses ont fait passer des pinces, des outils pour franchir les barbelés polonais. Ils nous ont forcés à nous en servir », raconte Nishan. Musa acquiesce : « Comme la majorité d’entre nous refusaient d’attaquer les Polonais, des Biélorusses venaient par deux ou trois, formaient des petits groupes d’une vingtaine de personnes pour les forcer à s’attaquer aux barbelés. Ceux qui ne s’exécutaient pas étaient menacés physiquement. » En face, les Polonais crient à l’invasion et ordonnent la riposte à coups de grenades de gaz lacrymogène et de canons à eau, alimentant les boues du no man’s land.

Deux Etats, deux armées, une même violence dont les victimes importées vers ce champ de bataille étranger ont été leurrées par l’espoir d’une vie meilleure, auprès de proches déjà installés en Allemagne ou en Suède. Les exilés sont conscients du jeu politique dont ils sont l’instrument. « Je comprends qu’il y a une grande hostilité entre ces deux pays et qu’ils nous utilisent pour se combattre. Nous sommes devenus les pions d’un jeu d’échecs entre ces deux pays qui nous bougent comme ils veulent. L’un nous pousse, l’autre nous rejette », résume Musa.

A la fin de la journée de mardi, les forces polonaises n’ont pas bougé d’un pouce, offrant à la propagande de Loukachenko des images cruelles de refoulements inhumains par un pays européen. Reste alors, pour les exilés, la fatigue et la confusion qui s’écrasent sur eux dans le soir qui tombe. Ils ont faim. Leurs récits évoquent des distributions insuffisantes, par la Croix-Rouge biélorusse, de denrées immangeables. Ils survivent avec un peu de lait, un peu de pain, des restes de dattes et de fruits secs rapportés de Minsk au fond des sacs. « L’angoisse est telle que même si nous sommes affamés, nous ne pouvons rien avaler », raconte Nishan. Tebin, Kurde d’Irak, 39 ans, ancien fonctionnaire du ministère de l’agriculture, raconte qu’il faut parfois s’agenouiller dans la boue face aux Biélorusses pour avoir quelque chose à manger : « Il faut vraiment être à bout pour faire ça. »

« On n’ose plus regarder nos propres corps »
Ils sont épuisés, se forçant à rester éveillés, la nuit, pour ne pas mourir de froid dans des abris de fortune en branches, sous les tentes ou sous le ciel nocturne. Ils sont sales. Vivant, depuis des semaines pour certains d’entre eux, dans des conditions d’hygiène déplorables, ils racontent leur honte. « Si vous étiez là, vous pourriez nous voir, mais vous ne pourriez pas nous regarder. Nous puons. Nos mains sont couvertes de gerçures, nos pieds saignent. On n’ose même plus se regarder les uns les autres. On n’ose plus regarder nos propres corps », raconte Tebin.

Loukachenko joue l’apaisement
Ils sont malades, blessés. « Autour de nous, il y a certaines personnes qui, à cause du froid, perdent la peau de leurs extrémités qui sont à vif, et qui ont les mains et les bras couverts d’entailles à cause des barbelés », raconte Musa. Comme il a fait quelques études médicales, beaucoup veulent voir en lui un médecin, un docteur. On l’appelle pour soigner les malades transis de froid, secoués par la toux. « Je ne peux rien faire pour eux », regrette-t-il. Certains Kurdes irakiens ont tenté d’emmener les malades les plus graves vers les lignes polonaises, enveloppés dans des couvertures, sur des civières improvisées. « Ils ne les ont même pas regardés », raconte Tebin. Et puis il y a les enfants. Musa raconte que la veille, un bébé de 8 mois, gardé près du feu par sa mère pour le tenir au chaud, a failli mourir étouffé : « On manque de bois sec, alors on brûle n’importe quoi et ça produit des fumées toxiques. »

Que va-t-il advenir d’eux désormais ? « Tout change tout le temps, on ne sait même pas ce qui va se passer dans les heures, dans les minutes qui viennent », raconte, mardi soir, Tebin. Pour les naufragés de la frontière, l’avenir est un écran opaque parcouru de rumeurs. Depuis les petites heures de la nuit, un bruit inquiétant a commencé à courir parmi les exilés. On les emmènerait vers la frontière de la Lituanie, à une cinquantaine de kilomètres, réitérer une opération similaire à celle de la veille. Mercredi à l’aube, après avoir passé la nuit dans le froid, Nishan raconte avoir été agrégé, avec ses compagnons, à un groupe d’une centaine de personnes emmenées en bus sous la supervision des militaires biélorusses vers un hôtel de la localité de Parecca, à moins de 7 kilomètres de la frontière lituanienne.

La hantise d’un retour au pays
A d’autres, on a proposé un abri, au nombre de lits très limité, quelques centaines, dans un centre logistique transformé en dortoir, dont les images circulent sur les téléphones portables. Malgré le froid, beaucoup rechignent à s’y rendre. Pour Bahaddin, « les gens ont peur que ce soit une étape vers un rapatriement en Irak, et la majorité des gens n’en veulent pas ». La perspective d’un retour au pays natal est une véritable hantise pour beaucoup. Certains partagent l’idée que cette masse d’exilés est la meilleure manifestation du dégoût d’une large partie de la population pour un régime corrompu. Dans la nuit de mercredi à jeudi, les forces de sécurité polonaises ont arrêté une centaine de migrants alors qu’ils tentaient de franchir la frontière.

Sozyar, 27 ans et mère d’un enfant de 4 mois, qu’on entend pleurer sans cesse, en bruit de fond derrière ses paroles paniquées, dénonce le système qui les a tous menés dans cet enfer. « Tout ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas faire confiance aux passeurs qui nous ont fait croire, au Kurdistan, que tout serait facile. Ils nous ont menti, ils nous ont vendus ! » Dans les récits des exilés kurdes se détachent des traits communs : des pages Facebook en kurde liées à des agences de voyages et à des contrebandiers, incitant à acheter des « packages » pour l’Europe via Minsk ; et de grosses sommes empruntées par les candidats à l’exil – à l’ombre de réseaux mafieux kurdes qui se sont chargés de les acheminer vers le régime de Loukachenko.

Dimanche, deux cadavres de migrants morts à la frontière biélorusse ont été rapatriés pour être enterrés au Kurdistan.

Allan Kaval