Comment de jeunes Français bien intégrés tombent dans le djihadisme

La sociologue Anne Bory, dans une « carte blanche » au « Monde », revient sur un ouvrage analysant le cheminement de jeunes Français bien intégrés et encadrés par leur famille qui sombrent dans le djihadisme.

tribune par la sociologue Anne Bory* publiée sur le site lemonde.fr, le 10 12 2020

Carte blanche. Depuis plusieurs années, l’engagement de quelques jeunes Français dans le « djihadisme » soulève inquiétudes, débats, annonces et mesures politiques en rafales. C’est souvent un processus quasi linéaire de radicalisation qui est pointé, mesurable selon une logique proche de celle utilisée pour une épidémie, symptômes inclus : une idéologie qui tient lieu de virus, se diffuse par divers vecteurs (tels les réseaux sociaux), dans un milieu désigné schématiquement (les « quartiers », caractérisés par leur « séparatisme »).

La démarche sociologique de Laurent Bonelli et Fabien Carrié, dans leur ouvrage La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, paru en 2018 au Seuil, et dans plusieurs publications récentes, permet de dépasser ces analyses simplistes. Les deux chercheurs ont analysé 120 dossiers de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) au sujet de mineurs impliqués dans des affaires de « terrorisme islamiste » ou signalés pour « radicalisation djihadiste ». Ils ont aussi mené 57 entretiens auprès des professionnels qui les ont rédigés et ont utilisé comme grille d’analyse deux piliers de la sociologie dpuis Emile Durkheim (1858-1917) : l’intégration de ces jeunes dans d’autres collectifs que la famille et la régulation de leurs comportements au sein de celle-ci.

Pas de supposés « profils »
Les faits à l’origine de leur signalisation par la PJJ sont d’une extrême hétérogénéité : de simples conversions à la planification d’attentats, en passant par des propos favorables au terrorisme ou des départs en Syrie. Apparaît ici la dimension relationnelle de la radicalité : un acte n’est pas radical « par essence ». Il l’est parce qu’il transgresse une ou plusieurs normes sociales, qu’il suscite des réactions ou qu’il prétend subvertir l’ordre social en place. Laurent Bonelli et Fabien Carrié distinguent quatre registres de radicalité, en partie poreux entre eux puisqu’un même individu peut puiser, simultanément ou successivement, dans plusieurs registres. Ils ne correspondent pas à de supposés « profils » aux vertus prédictives, mais éclairent la compréhension rétrospective de ce qui nourrit des faits associés à la radicalité.

C’est le registre « utopique », associé au passage à l’acte violent, qui se révèle le plus surprenant, au regard des portraits habituellement dressés, notamment depuis les plateaux télévisés. Les mineurs qui s’approprient ce registre sont issus de familles populaires immigrées ayant des situations socio-économiques stables, qui ont joué pleinement la carte de l’intégration en prenant leurs distances avec leurs communautés d’origine et investissant fortement la scolarité de leurs enfants.

En retour, leurs enfants ont joué le jeu scolaire et cru aux possibilités d’une ascension sociale. Mais l’arrivée dans des lycées de centre-ville expose ces adolescents à l’altérité sociale et à une compétition scolaire qui jouent en leur défaveur. En échec mais sans support de groupes amicaux, ils prennent le contrepied de leur famille et de l’école et se lient à distance avec des recruteurs via les réseaux sociaux.

Du sens à l’expérience d’isolement
Là où d’autres adolescents font, dans des situations similaires, plutôt l’expérience individuelle de troubles alimentaires ou de formes de repli, ces jeunes entrent dans un processus d’interprétation collective de leur situation, auprès de semblables : l’idéologie djihadiste donne sens à leur expérience d’isolement social et à un goût pour l’intellectualisation qui ne trouve plus de débouché dans le monde scolaire. L’engagement djihadiste de ces jeunes Français bien intégrés ne prend donc racine ni dans un contexte d’intégration fragile, ni du fait d’un manque de régulation, bien au contraire.

Ces conclusions montrent les apports que permettent, en termes de connaissance, des enquêtes sociologiques attentives aux trajectoires. Dénuées de misérabilisme, elles étudient finement ce qui se produit au croisement de plusieurs rapports sociaux, dans les relations concrètes avec les institutions, les familles ou les pairs. Elles soulignent également l’ampleur du gouffre qui sépare, d’un côté, analyses au doigt mouillé et prises de décision politique et, de l’autre, les travaux de sciences sociales qui pourraient les éclairer.

*Anne Bory (Sociologue à l’université de Lille, membre junior de l’Institut universitaire de France)