Caricatures, Islam et musulmans en France : entretien avec Ghaleb Bencheikh

A un moment donné, il faut comprendre que l’État français, ne serait-ce que pour sa souveraineté, aplanisse ces difficultés et résolve ces problèmes. La composante islamique de France est essentiellement sunnite, or il n’y a pas de clergé chez les sunnites qui ont toujours été représentés d’un point de vue religieux par un collège d’ulémas qu’on appelle « ceux qui savent lier et délier », sous-entendu les questions épineuses. De nos jours, on n’a pas « ceux qui savent lier et délier », et bien, que l’on suscite par la connaissance et la maîtrise théologique, des hommes et des femmes qui aient aussi la volonté de parler avec compétence de ces problématiques. Pour l’instant, nous n’en voyons pas, ce qui explique la détresse des fidèles musulmans.

La complexité de la situation actuelle ne découle-t-elle pas aussi d’autres considérations, comme la marginalisation d’une bonne partie de la population d’origine immigrée par exemple ?

Oui, la situation est complexe. Il y a une condensation multidimensionnelle et plurifactorielle qui explique pourquoi on est arrivé à cette situation. Il y a dans cette sédimentation d’analyses et de grilles de lectures, d’abord l’approche sociologisante, il y a la lecture politique, les rapports internationaux dans la géostratégie, il y a l’approche psychanalytique, il y a encore une autre lecture millénariste, apocalyptique, nihiliste et je rajoute deux autres qui sont de la plus haute importance, c’est la lecture théologique et la lecture culturelle. Il faut savoir que chacune de ces approches a sa pertinence propre, mais aucune d’elles n’épuise à elle seule le sujet. Le drame qu’on voit sur les plateaux de télévision, c’est qu’on mélange l’ensemble, ce qui n’aide pas à la lisibilité ni à la compréhension de la crise de l’islamisme politique et son corollaire l’extrémisme djihadiste violent. Si on prend l’approche sociologisante, oui, une bonne frange de la composante islamique de la nation se trouve être prolétarisée, marginalisée, défavorisée, même déscolarisée. Et l’on assiste à une réislamisation de néophytes telle une revendication politico-identitaire. Il faut travailler là-dessus bien entendu. Si je vais à la strate psychanalytique, l’absence de repères, le manque d’autorité du père, les failles identitaires, le fait de colmater les fêlures morales et identitaires. Parce que la citoyenneté leur a été déniée, ils ont été sensibles au discours de ceux qui viennent leur dire « vous avez une autre appartenance, une autre identité, une autre citoyenneté supranationale » qui est la donne religieuse. Pour la strate théologique, malheureusement, la pensée islamique est en crise. Donc il faut appeler à sa refondation pour entreprendre les différents chantiers titanesques que sont ceux des libertés fondamentales, la liberté de conscience, de ne pas criminaliser l’apostasie, de passer au chantier de l’égalité ontologique et juridique entre les êtres humains par-delà le genre ou les options métaphysiques, de désacraliser la violence, et surtout de séparer le champ du savoir et de la connaissance par rapport à celui de la révélation et de la croyance. Il faut donner de la liberté, de l’autonomie aux sujets musulmans pour qu’ils ne soient pas soumis à la pression communautaire.