Alors que les refoulements s’intensifient en Serbie, des milliers de jeunes Tunisiens rêvant d’Europe, continuent de tenter leur chance par la route des Balkans. « Je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui sont restés », regrette un sexagénaire, dans un petit village au centre de Djerba. Reportage.
article par Teycir Ben Naser publié sur le site naxaat.org, le 21 10 2022
En l’absence de chiffres officiels, les habitants ont fait le recoupement avec les demandes de passeport au sein de la sous-délégation, pour faire une estimation. Mais au-delà des chiffres, le phénomène est visible à l’œil nu. Il règne dans le village un calme inhabituel. C’est jour de marché, et l’agitation du lundi matin n’est plus qu’un lointain souvenir. Dans le café, les quelques habitués ont tous plus de cinquante ans. Ce café fonctionne encore, et c’est un miracle. Ces dernières semaines, d’autres ont dû fermer faute de serveurs. Une mobylette passe, avec un jeune homme au volant. « Je peux compter sur les doigts d’une main ceux qui sont restés. Lui, par exemple, est infirmier à l’hôpital », remarque Jamel. « J’ai discuté avec lui récemment, il ne sait plus quoi penser, tous ses amis sont partis ». Les trois sexagénaires s’engagent alors dans un décompte interminable où chaque famille du village est passée au peigne fin. « Dans le menzel [habitation djerbienne] qui jouxte le mien, il ne reste qu’un couple âgé, ils sont littéralement seuls, je n’avais jamais vu ça auparavant », s’inquiète Mohamed. Aujourd’hui, lorsque deux jeunes hommes se croisent dans la rue, ils s’interpellent : « alors, tu n’es pas encore parti ? » ou encore, « la Serbie, c’est pour quand » ?
La route des Balkans
Mais pourquoi ces départs si nombreux et soudains ? Ici et là, la même réponse fuse: la guerre en Ukraine aurait facilité l’entrée dans l’Union Européenne par la route des Balkans. Difficile de comprendre le lien. Cet itinéraire avait été emprunté entre juillet 2015 et mars 2016 par des milliers d’hommes et de femmes venant principalement de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan. Plusieurs décisions politiques, dont la construction du mur de quatre mètres de haut, érigé à cette même période par le premier ministre hongrois, a fait diminuer le flux migratoire. Cinq ans plus tard, il semblerait y avoir un retour massif des migrants par cet itinéraire. Sans donner d’explications à ce phénomène, Frontex, l’agence européenne des gardes-frontières, déclarait en août dernier qu’il s’agissait de « la route migratoire vers l’UE la plus active », avec une augmentation de 205% par rapport à 2021. Quelle que soit la raison, il y a cette idée, ancrée dans tous les esprits, que cet itinéraire pourrait à tout moment ne plus être accessible.
Les jeunes pensent que c’est maintenant ou jamais et que c’est une opportunité à ne pas rater car elle est conjoncturelle, explique Zied Bounouh, président de l’association Houmetna.
Elle est d’autant plus vrai que ces derniers temps, de nombreux Tunisiens ont été refoulés à l’aéroport de Belgrade. Mais cela reste toujours moins dangereux que de traverser la Méditerranée, où plus de 3000 personnes ont été déclarées décédées ou portées disparues en 2021.
« Imaginez que vous êtes un jeune de 25 ans, sans boulot. Vous avez l’habitude de prendre un café avec des amis, et du jour au lendemain vous découvrez sur les réseaux sociaux des photos de ces derniers au pied de la Tour Eiffel… Vous vous dites, pourquoi pas moi ? »
C’est ce qui est arrivé au fils de Fathia, Houssem, parti à l’âge de 26 ans avec une dizaine de jeunes hommes de son village. Après 10 jours d’angoisse, où elle recevait des nouvelles au compte-goutte, elle peut enfin souffler : son fils est arrivé à Paris, sain et sauf. Mais l’émotion est toujours là, palpable. Le visage fermé et le regard lointain, elle raconte l’itinéraire de son plus jeune fils, fraîchement diplômé : « Après avoir pris un avion pour Istanbul, puis pour la Serbie, il a marché avec ses amis pendant plusieurs jours dans une forêt avant d’arriver à la frontière serbo-hongroise ». Deux solutions s’offrent alors à eux : escalader le mur ou traverser une rivière dans une embarcation de fortune. Son fils fait partie des chanceux car il a pu passer la frontière du premier coup. Ce n’est pas le cas pour la plupart des migrants qui doivent tenter leur chance à plusieurs reprises et subir les violences policières qui jalonnent ce périlleux parcours. Une fois la frontière hongroise franchie, c’est de nouveau la course effrénée vers l’Ouest : l’Autriche, puis la Suisse, et enfin la France, où la grande majorité d’entre eux est accueillie par des proches. Les passeurs demandent en moyenne 15 à 20 mille dinars pour l’ensemble du voyage. Une somme que Fathia n’a pas hésité à donner à son fils : « qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Il se serait de toute façon débrouillé pour les avoir ». Zied Bounouh confirme la pression subie par les parents : « ils sont souvent mis au pied du mur sans vraiment réaliser le périple que vont vivre leurs enfants. Je me souviens d’une mère qui a préparé une valise à son fils, une valise» !
Ceux qui restent
Souad, dont les deux fils sont partis à 10 jours d’écart, ne s’en remet toujours pas. « Youssef a 32 ans et ne gagnait que 300 dinars par mois. Quand il m’a dit qu’il partait avec 13 autres jeunes du village, je n’ai pas pu le retenir car je n’ai rien à lui proposer de mieux. Mais depuis, mon cœur saigne », soupire-t-elle. Elle se consolait par la présence de son autre fils, plombier, qui a fini, lui aussi, par prendre la route des Balkans, après trois refus de visas.
« Aujourd’hui, je me retrouve seule avec mon mari, et une fille à marier… Mais qui va-t-elle épouser maintenant que tous les jeunes hommes sont partis ? »
Et d’ajouter : « entrez dans chaque maison du village, et vous ne trouverez que des personnes âgées qui vous raconteront la même histoire ». Partir « illégalement » signifie aussi ne pas pouvoir revenir avant au moins une décennie, le temps de régulariser leur situation. Une idée qui hante Souad : « vais-je revoir mes fils, un jour ? ».
Ces départs inquiètent les habitants du village. Ils témoignent tous de bouleversements socio-économiques : l’isolement des aînés, la fermeture des commerces de proximité, l’abandon des terres agricoles.
« Toute l’organisation du village est perturbée par ces départs. Les jeunes ont un rôle clé dans notre environnement car ils représentent l’avenir. Sans eux, c’est comme si notre village était voué à disparaitre« , se désole Jamel.
Pour Zied Bounouh, c’est aussi un coup dur pour leur association : « nous avions un jeune très dynamique et très impliqué. Du jour au lendemain, il est parti, comme s’il fuyait quelque chose ». Difficile alors de se projeter dans l’avenir : « quel est le sens de nos actions si les jeunes n’en bénéficient pas ? », s’interroge-t-il. Jamel, Mohamed et Taoufik achèvent de siroter leur café, dans un silence de plomb. Ils savent que rien ne sera plus comme avant. « Nous ne pouvons rien face à la détresse de nos jeunes. Et pourtant, ces départs nous affectent au plus profond de nous-même », se confie Taoufik qui a réussi à retenir son fils. Mais jusqu’à quand ?