Autour du dernier film d’Eric Baudelaire, le Centre Pompidou expose une cinquantaine d’œuvres issues du Musée national d’art moderne pour questionner notre rapport à l’actualité, et aux violences qui la traversent.
Le plan d’ouverture d’Also Known As Jihadi, le dernier film d’Eric Baudelaire, semble ne jamais vouloir s’arrêter : pendant trois minutes, on y observe les toits des pavillons, les barres d’immeubles dont le gris se mêle à celui des usines fumantes alentours, et par endroits la cime d’un arbre, le tout formant un paysage engourdi et si caractéristique de la périphérie urbaine. Seul le bruit des voitures vient troubler cette belle ouverture. Le spectateur, lui, attend : que quelqu’un surgisse, prenne la parole, qu’une histoire démarre. Mais rien ne vient, et à la place, les séquences s’enchaînent en silence jusqu’à progressivement former l’intrigue de ce film brûlant d’actualité.
Habitué à travailler sur le temps long (il a consacré son premier film, en 2011, à l’Armée rouge japonaise), Eric Baudelaire a, cette fois, voulu bousculer son calendrier et réfléchi à la forme la mieux adaptée pour parler d’une réalité, celle de l’après-13 novembre. Il en a tiré ce « film d’urgence »,qui s’insère dans un projet plus vaste proposé par le centre Pompidou (1). « L’immédiateté pose d’autres questions, on ressent différemment une tragédie, vingt-quatre, trente-six heures ou trois semaines après, souligne-t-il. Et en art c’est la même chose, le récit artistique étant lui aussi soumis au cheminement de la mémoire ».
Réactualiser la “théorie du paysage”
Le film s’inspire directement d’A.k.A Serial Killer (1969) dans lequel le réalisateur Masao Adachi actualise sa « théorie du paysage » et raconte l’histoire du premier tueur en série japonais à travers les lieux qu’il a fréquentés. « Il s’agissait alors de voir si le contexte dans lequel ce jeune homme avait vécu pouvait raconter quelque chose, si la caméra pouvait déceler dans le paysage des signes de structure qui ont influencé le cours des événements », explique Eric Baudelaire. Ainsi, Also Known As Jihadi raconte aussi l’histoire d’un homme tenté par le djihad, sans que jamais on ne le voie ni l’entende. Et s’il s’appelle Aziz (c’est d’ailleurs un pseudonyme), il incarne en réalité n’importe lequel de ces jeunes en perdition qui s’envolent un jour en espérant aller combattre. La clinique où il est né, le collège où il a étudié, les petits boulots qu’il a effectués, puis les routes d’Egypte, de Turquie et de Syrie qu’il a empruntées, finissent par en dresser le portrait, de même que les documents écrits collectés par le réalisateur (procès verbaux d’interrogatoires de police, écoutes téléphoniques…) Mais, la distance qu’impose cette non-incarnation fait qu’on ne s’attache pas à Aziz, comme si on avait voulu gommer les caractéristiques qui auraient fait de lui un « vrai » personnage. « Le cinéma peut travailler sur l’affect et l’identification au personnage, analyse Eric Baudelaire. Il peut aussi, comme ici, proposer un simple canevas. C’est notre propre vécu qui va déterminer la manière dont on se projette sur le canevas de la vie d’Aziz ». Ainsi dépouillé, le film s’attache alors plus au contexte dans lequel Aziz a grandi, permettant de soulever des questions passionnantes, d’ordre politique ou sociologique.
Les arts au service de l’Histoire
C’est là qu’éclate l’intelligence et la pertinence de l’événement proposé par le centre Pompidou : en plus de la projection quotidienne du film, l’exposition qui l’accompagne a été pensée autour d’un abécédaire : douze lettres pour incarner douze thématiques que viennent illustrer les oeuvres du Musée national d’art moderne (une cinquantaine au total) savamment choisies pour l’occasion. Ainsi, le premier projet de cité idéale imaginé par Le Corbusier (la Ville Contemporaine de 3 Millions d’Habitants, conçue autour d’unités d’habitations groupées) fait résonner le A de Architecture. Idem pour ce documentaire de Chris Marker et Pierre Lhomme, Le Joli Mai (1962), qui raconte le progrès réel que représentaient alors ces nouvelles formes d’habitats (avant la dérive). À la lettre E de École, on découvrira les dessins réalisés par les élèves du collège Dora Maar (à Saint-Denis) une semaine après les attentats du 13 novembre 2015 ; À la fois artiste et expert acoustique souvent sollicité par les tribunaux, Lawrence Abu Hamdan illustre avec une force inouïe le J de la Justice : il a rassemblé dans une vidéo les composantes acoustiques (aussi appelées spectrogrammes) de coups de feu tirés à balles réelles par des soldats israéliens en 2014, prouvant que le son des balles avait été modifié. On répondra (difficilement) aux quatre provocantes questions d’Esther Ferrer, placardées sur des affiches, et on écoutera les émouvantes interviews-vidéos réalisées par l’artiste turque Nil Yalter auprès d’ouvriers portugais installés dans une cité-dortoir de la banlieue parisienne, à la lettre O pour Ô mon pays ! Comme Eric Baudelaire, on découvrira la photographe sud-africaine Jo Ractliffe et ses photos de territoires désertiques, vestiges de la guerre qui opposa la « nation arc-en-ciel » à l’Angola.
« Le projet propose un regard nouveau sur le musée et les collections du centre Pompidou, résume Marcella Lista, commissaire de l’exposition. Il fait résonner le présent dans un espace plus large, à la fois culturel, sociologique et anthropologique. Surtout, on sort des clichés habituels sur le terrorisme, qui fournissent une interprétation limitée, voire fausse ». Porté sans aucune ambition de se substituer aux politologues, chercheurs ou sociologues qui sévissent sur les plateaux télé à la moindre catastrophe, « Après » s’appuie sur le cinéma, la photo, le dessin ou encore l’architecture, pour rappeler que l’art, aussi, permet de raconter le réel.