Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui, rendez-vous à Chypre.
Marie-Christine Vergiat est vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme et a siégé au parlement européen entre 2009 et 2019. Elle est l’invitée de Pierre Henry pour parler des conditions de vie des migrants arrivant à Chypre. On parle de 20 000 personnes – en 2022 – qui empruntent cette route migratoire et restent à Chypre, dans des camps aux conditions révoltantes.
Entretien
Quelle est la situation actuelle et comment l’Union européenne, dont vous avez été parlementaire, s’engage t-elle sur cette problématique ?
C’est une situation douloureuse depuis très longtemps et ça remonte quasiment à l’indépendance. Mais c’est surtout très difficile depuis 1974. C’est la date de l’invasion militaire par la Turquie à l’époque des colonels grecs qui n’ont pas été très friands pour intervenir dans cette partie du monde. Il faut peut être rappeler aussi que quand Chypre est entrée dans l’Union européenne en 2004, on leur a fait la promesse de régler la question turque. C’est une occupation qui n’est reconnue que par la Turquie. Donc du point de vue de l’ONU, il y a une occupation militaire illégale. Ça divise l’île en partie musulmane et partie grecque et il y a eu beaucoup de déplacements forcés des Grecs vers la partie grecque et des Turcs vers la partie turque.
Est ce que vous êtes en train de dire qu’il y a eu une espèce de partition ethnique ?
Tout à fait. Et ce n’est jamais bon. Cette partition ethnique n’amène pas le vivre ensemble. Et pour rajouter au paysage, la Turquie, comme peu de gens s’en rappellent, a fait depuis très longtemps une demande d’entrée dans l’Union européenne et explique que elle ne se retirera de Chypre que quand elle aura intégré l’Union européenne. Je ne suis pas persuadé que les Européens aient une vraie volonté d’intégrer la Turquie et surtout dans le contexte actuel.
En 2021, c’est à Chypre que l’on enregistre proportionnellement à la population, le plus grand nombre de premières demandes d’asile. On compte 1480 demandes pour 100 000 habitants. Et pour exemple, si on prend la France, on est à 153 premières demandes. Qu’est ce que nous disent ces chiffres ?
Alors peut être qu’il faut préciser d’ailleurs que, au prorata de la population, la France est un des pays qui accueille le moins de demandes d’asile. Mais en fait, en chiffres absolus, effectivement on a un grand pays alors que Chypre est un tout petit pays. C’est un des plus petits pays de l’Union européenne, le troisième par la taille après le Luxembourg et Malte. Et quand on regarde en chiffres absolus, Chypre est le septième pays d’accueil de demandeurs d’asile dans l’Union européenne. Cela représente 5 % de la population de l’île. Dans les autres pays européens, c’est au maximum 1 % et le plus souvent beaucoup moins. Ces chiffres s’expliquent géographiquement, Chypre a une position quand même très particulière, proche du Moyen Orient, au sud de la Turquie, au nord de l’Egypte.
C’est une route migratoire qui aboutit ?
C’est une route qui a commencé essentiellement au début des années 2000 et tout particulièrement à partir de 2004 et depuis la fameuse crise « de l’accueil » dans l’Union européenne. Ce chiffre ne cesse d’augmenter. Il était en 2016 de près de 3000 et il est aujourd’hui de plus de 18 000 au 31 octobre. Donc ça va encore augmenter cette année et le nombre va être très supérieur à l’année dernière où c’était un peu plus de 13 000.
Le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe a envoyé une lettre officielle au gouvernement chypriote, rappelant à l’ordre les autorités concernant les conditions d’accueil des migrants sur l’île. Quelle est votre position, notamment en tant que vice présidente de la Ligue des Droits de l’Homme sur cette question ?
Le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe est très vigilant par rapport à cela et nous ne pouvons que nous en féliciter. Et ça permet aussi des mécanismes de suivi et peut être un certain nombre d’efforts. Donc tant mieux. Il y a beaucoup à faire sur ces questions et malheureusement, les politiques de l’Union européenne de fermeture des frontières continuent de créer de nouvelles routes migratoires et Chypre en est une, notamment parce que les exilés utilisent la Turquie et la zone contrôlée par la Turquie pour venir à Chypre. Plus les routes Turquie Grèce sont fermées, plus la route des Balkans est fermée, plus ça pèse sur les petites îles de la Méditerranée auxquelles on ne pense pas toujours, parce qu’on parle beaucoup de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce.
Sur Chypre
Kypros en grec signifie “cuivre”, une richesse qui a valu à cette île d’être centre du commerce pendant des siècles, avant notre ère, aux temps des grandes civilisations méditerranéennes. Grecs, Perses, Phéniciens, Egyptiens : les plus grands empires de l’histoire du monde ont ciblé Chypre. Mais l’influence principale dont elle hérite provient de la période hellénistique.
Entre la Grèce et la Turquie
Cet Etat insulaire aux 1 200 000 habitants fait l’objet depuis sa création, en 1959, d’une double revendication. La République proclamée porte au pouvoir Makarios III, un chypriote grec. Son vice-président est Fazil Küçük, un homme politique turc.
Mais les tensions intercommunautaires provoquent un coup d’Etat, en 1974, par les chypriotes grecs qui veulent rattacher l’île à la Grèce. C’est la grande ère de l’enosis, ce mouvement de rattachement historique et culturel grec. Ankara envoie ses troupes au nord du pays pour protéger ses populations. L’armée y est toujours présente aujourd’hui.
La séparation officielle
Un mur divise le territoire du nord jusqu’au sud, fait 180 km de long et coupe Nicosie, la capitale, en deux. Autant d’éléments qui n’empêchent pas l’intégration de Chypre dans l’UE en 2004 et sa conversion à l’euro en 2008. De l’autre côté du mur, l’occupation militaire devient République Turque de Chypre Nord en 1983, que seule la Turquie reconnaît. Pour l’UE et l’ONU, Chypre reste un territoire occupé par la Turquie.
Après un président communiste, Dimitris Khristofias qui laisse derrière lui certaines avancées concernant la traversée du mur, les chypriotes élisent en 2013 Nikos Anastasiadis. Un personnage de droite, conservateur, qui ne fait pas avancer les négociations avec la Turquie. Par deux fois dans l’histoire, en 2004 et en 2017, l’ONU propose une issue au problème chypriote. Sans résultat.
Un contexte économique fragilisé
La découverte d’un gisement de gaz offshore en août 2022 ouvre une alternative au gaz russe. Le tourisme est sans nul doute le point central de l’économie chypriote, il représente à lui seul 20% du PIB. Mais Chypre peine à trouver une issue à la crise grecque l’a beaucoup affecté.
Avec les îles grecques, elle est le point de transit le plus usité par les migrants africains et moyen-orientaux. Rien qu’en 2022, on compte presque 20 000 migrants débarqués sur les rives chypriotes.
Diffusion samedi 21 janvier 2023 à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7. Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien. Prochain pays en débat le 28/01/2023.