Portrait. La protection des mineurs est la grande cause de Mohamed L’Houssni, éducateur spécialisé de Haute-Savoie. Ses méthodes – écoute des jeunes, mobilisation des bonnes volontés et solutions sur mesure – ont contribué à faire évoluer la loi.
Article par Anne Vidalie publiée sur le site lemonde.fr le 17 11 2022
« Vous avez vu le documentaire ? » Ce matin d’automne, lorsqu’on le retrouve à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), sur la rive méridionale du lac Léman, Mohamed L’Houssni est encore tourneboulé. La veille, cet éducateur de 58 ans, directeur de l’association d’aide à l’enfance Retis, a regardé l’enquête, diffusée par M6, Familles d’accueil, hôtels sociaux. Le nouveau scandale des enfants placés. Images bouleversantes d’ados en perdition échoués dans des chambres d’hôtel miteuses, de gamines cherchant une échappatoire dans la prostitution, de mômes recrutés par les dealeurs pour faire le « chouf » (« guet »), au grand dam de leurs éducateurs.
« MLH », comme l’appellent sa soixantaine de collaborateurs, a une certitude chevillée au cœur : « Les “incasables”, ça n’existe pas. Il n’y a que des jeunes difficiles à aider. » L’homme est intarissable sur le sujet. Les mineurs à la dérive, c’est son métier, sa passion, sa vie. Voilà quarante ans que ce gaillard aux sourcils en bataille se démène pour leur permettre de pousser droit, à force d’écoute, de patience et de solutions sur mesure.
Lui-même père de trois enfants, il s’acharne à proposer aux jeunes en difficulté autre chose qu’un placement en foyer ou en famille d’accueil, synonyme d’arrachement affectif. Pourquoi pas chez des « tiers dignes de confiance », par exemple, ces proches, grands-parents, parrains-marraines ou même voisins-voisines, prêts à offrir leur foyer et leur soutien à un garçon ou à une fille en rupture de ban ? Cette possibilité figure noir sur blanc dans les textes depuis 1958, mais les juges pour enfants l’ont longtemps boudée, faute d’accompagnement des aidants.
Pour que ces bonnes volontés ne soient plus livrées à elles-mêmes, « MLH » a créé, dès 2008, le premier service de soutien administratif, éducatif et psychologique. Cette expérimentation haut-savoyarde, copiée par d’autres départements, a fait l’objet, en 2013, d’un rapport remis au Défenseur des droits, puis a nourri la loi du 7 février 2022 relative à la protection de l’enfance, dont l’article 1er privilégie désormais le maintien chez « un membre de la famille ou un tiers digne de confiance ». « Mohamed L’Houssni est un précurseur dont l’expertise, étayée à la fois par la pratique et par la théorie, s’est révélée précieuse, salue Geneviève Avenard, l’ancienne Défenseure des enfants. Je suis admirative de cet excellent professionnel, de sa finesse d’analyse, de son respect d’autrui et de son humilité. »
« Ressources dormantes »
Ses convictions, Mohamed L’Houssni les a forgées à travers son histoire personnelle, lui qui est né au Maroc, dans un village du Moyen-Atlas, du côté d’Ifrane. Deuxième rejeton d’une fratrie de sept, il ignore sa date de naissance précise – « Les gens déclaraient les nourrissons quand ils avaient le temps de descendre en ville », précise-t-il.
Au début des années 1960, son père part en France gagner sa vie dans les vergers puis sur les chantiers de construction. Mohamed le connaît si peu qu’il lui dit : « Bonjour, monsieur » la première fois qu’il le voit. Sa mère, analphabète, s’occupe de sa vache et de ses plants de tabac. Chez eux, il n’y a pas l’eau courante ni l’électricité.
Tout petit, l’enfant éprouve les charmes de la « famille élargie, où l’on peut compter sur les autres ». Sur une « deuxième maman », la femme qui l’a allaité quand il était bébé. Sur sa grand-mère maternelle, aussi ; quand il contracte la varicelle, à 5 ans, elle vient de Rabat aider sa fille. « Elle m’a porté sur son dos, on a marché, puis on a pris le bus jusqu’au cabinet d’un médecin, à 25 kilomètres du village », se souvient-il. Il en a tiré une leçon : « Avant de décider un placement, il faut vérifier l’existence, ou non, de “ressources dormantes” capables de se substituer aux parents. »
A 7 ans, il quitte son pays pour la France au nom du regroupement familial. Cette nouvelle vie ressemble à « l’arrivée dans un foyer d’accueil » dont il doit décrypter les codes, apprivoiser la culture, assimiler les règles. Les L’Houssni s’installent à Bourg-de-Visa, microcommune à la frontière du Tarn-et-Garonne et du Lot-et-Garonne, dans une maison achetée en viager à une vieille dame, Mlle Fraysse. Celle-ci devient une seconde mamie pour Mohamed. Soucieuse de l’aider à apprendre le français, elle lui raconte Henri IV, Ravaillac, la poule-au-pot et la seconde guerre mondiale.
A l’école, il rencontre un autre « tuteur de résilience » : l’institutrice, Mlle Poulain, qui le prend sous son aile. « Selon elle, je dessinais bien, j’inventais de belles histoires. Dans ses yeux, j’avais de la valeur. » Le jeune garçon a deux amies, des sœurs élevées par leur grand-mère. « Plus tard, les bouquins de sociologie m’ont éclairé sur le stigmate partagé de l’enfant immigré et du jeune placé, explique-t-il. Mais, grâce à mes deux copines, j’ai découvert qu’il était possible de bricoler des solutions en dehors des institutions. »
La nuit, à la lueur de sa lampe torche, il lit Le Petit Chose, d’Alphonse Daudet, récit des tribulations d’un gamin rêveur qui peine à devenir un homme. « En m’aidant à mettre des mots sur ce que je vivais, les livres m’ont sauvé, assure-t-il. Surtout les histoires de transfuges décidés à prendre leur existence en main. » Parmi ses lectures préférées, il citeElise ou la vraie vie, de Claire Etcherelli, et Les Armoires vides, d’Annie Ernaux.
Eternel curieux
Alors qu’il est en 5e à Valence-d’Agen, le principal du collège le convoque. Dans l’établissement technique voisin, une classe de 4e préparatoire, antichambre de l’enseignement professionnel, va ouvrir ses portes. Il devrait s’y inscrire à la rentrée suivante. « On me dégageait, moi qui rêvais de devenir prof d’anglais, résume-t-il. J’ai compris à quel point le système pouvait vous “chosifier” et vous détruire. »
A 17 ans, le voici « à la croisée des chemins ». En rupture avec ses parents, il fréquente des « lascars » et, BEP de vente en poche, entame mollement une formation d’électricien. Heureusement, l’une de ses profs, au nom prédestiné de Mme Bonnevie, voit en lui « un type bien ». « Moralement, elle m’a influencé », dit-il aujourd’hui. Il passe son BAFA, le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur, et multiplie les emplois dans les centres aérés et les colonies de vacances de la Fédération nationale des Francas, le mouvement d’éducation populaire créé en 1944. « Je savais m’y prendre avec les plus difficiles, leur parler avec autorité, sans jouer les grands frères, poursuit-il. La vie n’avait pas été tendre avec moi non plus… » Un prêtre-ouvrier dominicain, directeur de colo, le lui assure : il est « fait pour le travail social ». « Le métier m’a choisi », conclut-il.
A la rentrée suivante, Mohamed L’Houssni est élève-éducateur dans un foyer du Lot-et-Garonne. Il a 18 ans, certains des pensionnaires en ont trois de plus. « Les cas lourds sont encadrés par les professionnels les moins expérimentés », constate-t-il. Un comble. Dès lors, il n’a de cesse de se former « pour acquérir une légitimité », jonglant entre le boulot et les cours, collectionnant les diplômes. Celui d’éducateur spécialisé, d’abord, suivi par une spécialisation sur les thérapies familiales, un diplôme supérieur de travail social et un DEA de sociologie. Il dévore les travaux de l’école de Palo Alto et de celle de Chicago, du sociologue Bruno Latour et du professeur de psychologie québécois Carl Lacharité. « Le savoir théorique vient étayer mon expérience, estime cet éternel curieux, il me maintient en éveil et me donne envie d’expérimenter. »
Au fil de sa carrière, il s’y efforce partout où il passe, avec la même énergie joyeuse, la même empathie tranquille : dans une maison d’enfants à caractère social de la Marne, un service d’adaptation progressive en milieu naturel de Besançon, un foyer maternel d’Ille-et-Vilaine, puis à Thonon-les-Bains, où il arrive en 2000 pour ouvrir un centre d’accueil d’urgence.
Jamais il ne « compartimente » son quotidien, lui qui déplore « l’excès actuel de professionnalisation, de fausse bonne distance ». « [S]es jeunes », comme il dit, sont invités à son mariage, en juillet 1992. A Besançon, quatre d’entre eux étaient hébergés dans l’appartement situé au-dessous du sien. Quand l’un d’eux est seul pour les fêtes, il célèbre Noël avec Mohamed et son épouse, institutrice.
« La pratique devance le droit »
Partout, il essaie de « mettre de la vie, de réenchanter ». Ici, il organise des compétitions d’athlétisme et des tournois de foot, là il crée un jardin partagé, organise des « concerts de salon » et des « causeries » sur des thèmes d’actualité. Il noue également un partenariat avec le Festival du premier roman de Chambéry, où ses protégés participent à la régie pendant des années. Ancienne directrice de cet événement, Sylvie Gouttebaron, désormais à la tête de la Maison des écrivains de Paris, loue « la capacité de Mohamed L’Houssni à allier réflexion et action, sa détermination à inventer des solutions ».
L’éducateur ne se lasse pas d’innover, quitte à étirer au maximum l’élastique du légalement possible. Il se revendique « déviant positif », parce que « la pratique devance le droit ». « Je suis un peu contrebandier de l’espoir », lâche-t-il. Déterminé à aller au bout de ses idées, il crée, en 2008, sa propre association, Retis – « filet », en latin, et anagramme de « tiers ». Son champ d’action ? L’aide aux mineurs et à leurs familles suivis en « milieu ouvert », c’est-à-dire hors institutions, sur décision du juge pour enfants. Il y applique son credo : partir des souhaits du jeune et mobiliser autour de lui un réseau de « protecteurs ».
Aujourd’hui, Retis, financée par le département de Haute-Savoie, chaperonne 400 mineurs entre Annecy, Annemasse et Thonon-les-Bains. Pour eux, « MLH » a importé en France le concept de « conférence des familles », une méthodologie inspirée de la culture maorie de Nouvelle-Zélande : les proches du mineur et les personnes-clés de son entourage se réunissent pour élaborer ensemble un plan d’action, soumis ensuite aux travailleurs sociaux. Et ça marche. « Mohamed est notre sauveur », souffle Cosette, tiers de confiance de son petit-fils P., 20 ans, qui a « repris sa vie en main ». « On avait tout essayé, jusqu’au foyer dont P. fuguait systématiquement, raconte-t-elle. La conférence a permis d’entériner le souhait de P. d’habiter chez moi. »
L’éducateur a également inventé les « familles d’hôtes », ces professionnels bénévoles, indemnisés à hauteur de 14 euros par jour, qui accueillent chez eux un garçon ou une fille pour quelques jours ou quelques années. Patricia Sopizet, ancienne infirmière en psychiatrie de 65 ans, en a choyé quarante-trois en une dizaine d’années. « La grande force de Mohamed L’Houssni, c’est sa capacité à trouver le bon triangle jeune-éducateur-famille d’accueil, juge-t-elle. Sa propension, aussi, à fédérer autour de lui des acteurs de la société civile. » Sa banquière, par exemple, spécialiste de l’aide aux devoirs. Ou un ex-footballeur professionnel, Louis Gomis, un temps « personne soutien » d’un gamin fan de ballon rond.
Anne, 24 ans, connaît bien « M. L’Houssni ». Sa mère « l’idolâtre », lui qui a épaulé la famille pendant de longues années. Diplômée de psychologie, Anne lui voue, elle aussi, un « énorme respect ». « Je n’ai jamais vu une association si sérieuse dans l’accompagnement en protection de l’enfance, souligne-t-elle. C’est bien la seule à expliquer aux personnes suivies qu’elles peuvent contester son travail en cas d’insatisfaction ! » L’été dernier, « MLH » l’a recrutée comme éducatrice.