« J’ai divisé mon salaire par deux  » : ils ont quitté leur carrière pour devenir profs en banlieue

Ils s’appellent Marie, Alice et Antoine. Diplômés de Sciences Po ou ingénieurs, ils ont choisi de tout plaquer pour enseigner en réseaux d’éducation prioritaire, pour devenir profs en banlieue

article par Arnaud Bélier publié sur le site ouest-france.fr  le 9 12 2021

La nuit tombe sur Paris. C’est mercredi, jour de relâche au collège de la Grange-aux-Belles. Et pourtant, une lumière brille au premier étage de l’établissement qui borde le canal Saint-Martin. À l’intérieur, une dizaine de professeurs sont assis sagement. Aujourd’hui, ce sont eux, les élèves. Le cours porte sur l’éducation aux médias, la distinction entre les faits et les opinions, la liberté d’expression…

Studieuse, Alice prend des notes. Il y a quelques mois, la jeune femme de 28 ans travaillait pour une entreprise de recyclage d’emballages. J’adorais ce que je faisais, sourit-elle. Mais, lors du confinement, je me suis posé pas mal de questions : quel était mon moteur ? Est-ce que j’exerçais un métier utile qui me stimulait intellectuellement ?

Pourquoi pas devenir profs en banlieue ?

Et pourquoi pas devenir profs en banlieue ? Elle en connaissait plusieurs dans son entourage. Elle avait largement le niveau pour postuler : Sciences Po, un master en Affaires européennes. Mais pas de diplôme (Capes ou agrégation) pour enseigner. Qu’importe, l’Éducation nationale recrute des contractuels à tour de bras : ils étaient 63 265 en janvier 2021, en progression de 47 % par rapport à 2010. Mais de là, à se retrouver du jour au lendemain face à vingt-cinq ou trente élèves, sans formation…

Le Choix de l’école pour se former

Alors, Alice est allée toquer à la porte du Choix de l’école, une association qui, depuis 2015, accompagne de jeunes diplômés et de jeunes actifs qui souhaitent se reconvertir dans l’enseignement​. Elle y a rencontré Antoine, 32 ans, également diplômé de Sciences Po et titulaire d’un master en communication, qui a quitté son job à la Caisse des Dépôts et Consignations. Et Marie, 25 ans, ancienne ingénieure à RTE, le gestionnaire du réseau public de transport d’électricité haute tension.

 Tous avaient l’envie d’exercer un métier plus concret​, utile​, auprès d’ados issus de milieux sociaux défavorisés », en réseaux d’éducation prioritaire,  là justement où le Choix de l’école porte ses efforts. Pas simple à expliquer à sa famille. Il y a eu une forme d’incompréhension », ​témoigne AliceÇa a été difficile au début, appuie Antoine, ​mais j’ai réussi à faire admettre mon choix en faisant comprendre que désormais je m’épanouissais dans ce que je faisais.  

Quatre semaines pour apprendre le b.a.-ba de l’enseignement

En juillet et août, les futurs profs ont participé durant quatre semaines à l’université d’été du Choix de l’école. Ils ont appris le b.a.-ba de l’enseignement : comment disposer les tables dans une classe, passer les consignes aux élèves, obtenir le silence…

Réapprendre les clés de l’école

Ils ont aussi suivi des ateliers spécifiques à leur matière : lettres pour Alice, mathématiques pour Marie, anglais pour Antoine. Clairement, je ne me serais pas lancée dans cette aventure sans cet accompagnementreconnaît Alice. ​Pouvoir échanger avec des enseignants qui exercent depuis dix ou quinze ans, c’est rassurant.

Et puis il a fallu se lancer. Réapprendre les clés de l’école ​. Ses codes : les horaires, la gestion du carnet de correspondance, les relations avec les parents, les conseils de classe. Ses outils : la photocopieuse, le désormais incontournable tableau numérique interactif. La prise de parole en public… Antoine, qui formait ses collègues, était déjà armé. Marie a, elle,l’impression de faire du théâtre à plein temps », ​devant ses élèves, forçant la voix – ah ! Ce fichu masque… – et les gestes pour se faire comprendre.

Joies et difficultés du quotidien de profs en banlieue

Le premier trimestre est passé. Les jeunes enseignants sont rincés. Tous disent avoir beaucoup plus de mal qu’auparavant à équilibrer travail et vie personnelle. C’est simple, j’ai divisé mon salaire par deux, mais multiplié mes heures de travail par deux », ​résume Marie. Alice s’interroge beaucoup sur le niveau très hétérogène des élèves », la difficulté ​« d’évaluer avec justesse leurs compétences ». Marie se préoccupe de  la gestion de la classe, des débordements, de la discipline ». Heureusement, il y a les joies du quotidien.Quand les élèves oublient qu’il y a un prof dans la classe »,​pris par ce qu’ils sont en train de faire, apprécie Antoine. La vivacité d’esprit de ces gosses de banlieue,éveillés à plein de problématiques sociales : les différences de culture, le dérèglement climatique, les phobies LGBT ».

Anne Destrait, chargée des relations extérieures du Choix de l’école, les avait prévenus : Vous avez un engagement social fort, mais ne nourrissez pas de fantasmes par rapport à ce que va être votre métier.​ Trois mois après la rentrée, Alice pense avoir trouvé sa voie. C’est difficile, mais j’adore enseigner cette matière.

Antoine s’interroge : va-t-il demeurer professeur d’anglais, ou s’orienter vers le métier de documentaliste ? En tout cas, j’aurais du mal à revenir à ma vie d’avant. ​Marie a parfois des coups de mou.Mais à chaque fois que je ressors d’un atelier, le mercredi, avec Le Choix de l’école, je ressors super-motivée avec pleins d’idées.

Douter, tâtonner. Tester, se planter. Et repartir. C’est peut-être ça être prof.