Les investigations sur les conditions du naufrage révèlent que les migrants ont appelé à l’aide à de nombreuses reprises. Les secours français (Cross) ont attendu qu’ils passent dans les eaux anglaises. Aucun moyen de sauvetage ne leur a été envoyé.
Article par Julia Pascual publié sur le site lemonde.fr, le 13 11 2022
– « Euh, on vient de passer à côté de, euh, des migrants, euh enfin, des cadavres. Ils sont morts.
– D’accord monsieur, donc les migrants sont dans une embarcation ? Ils vous semblent delta charlie delta [décédés] ?
– Non non non. Ils sont dans l’eau, ils sont dans l’eau mais, euh, ils sont morts. »
Il est 13 h 49, le 24 novembre 2021, quand le patron pêcheur du bateau Saint-Jacques 2 prévient par radio le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) Gris-Nez (Pas-de-Calais), composé de militaires et sous l’autorité du préfet maritime de la Manche et la mer du Nord. Alors qu’il pêchait dans le détroit du Pas-de-Calais, dans les eaux françaises mais à proximité immédiate des eaux anglaises, il a découvert une quinzaine de corps disséminés sur quelques centaines de mètres, gisant à la surface de l’eau. A côté d’eux, un bateau devenu inutilisable, un « boudin » dégonflé.
Ce jour-là, vingt-sept corps seront repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette ; seuls deux survivants seront secourus. C’est le naufrage le plus grave survenu depuis que des migrants entreprennent de rejoindre l’Angleterre à bord de canots pneumatiques de fortune. A l’époque, cette catastrophe avait suscité beaucoup d’émotion. Malgré les drames, le phénomène des traversées de la Manche continue d’aller croissant. Depuis le début de l’année 2022, 40 000 personnes ont rejoint l’Angleterre en small boat.
« Une grosse nuit de migrants »
Un an après l’ouverture de l’information judiciaire visant à faire la lumière sur le drame du 24 novembre 2021, Le Monde a pris connaissance des investigations menées sur les circonstances du naufrage. Celles-ci restituent l’ensemble des communications entre le Cross et l’embarcation naufragée et révèlent que les occupants du bateau ont appelé à de très nombreuses reprises les secours français en l’espace d’environ trois heures. Les secours britanniques ont également été contactés, bien que le compte rendu de leurs activités n’ait pas encore été joint à l’enquête.
A ce stade, il apparaît qu’aucun moyen de sauvetage n’a été envoyé au secours de l’embarcation. A aucun moment, le Cross ne semble avoir pris la mesure du danger qu’encourraient les passagers du canot, en dépit de leurs multiples alertes. Au contraire, dans un contexte d’économies de moyens face à des traversées nombreuses, et compte tenu de la trajectoire du bateau qui approchait les eaux britanniques, le Cross a privilégié un passage de relais aux Anglais.
Le 24 novembre s’annonçait comme « une grosse nuit de migrants », se souvient Clément G., chef de quart au Cross, lors de son audition par les enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie maritime de Cherbourg (Manche). Cette nuit-là, une vingtaine d’embarcations ont appelé. « Les contacts sont multipliés par dix en fonction du nombre d’appels émanant de la même embarcation », précise aux gendarmes l’officier Frédéric J. Une embarcation en particulier « n’a pas arrêté de nous appeler cette nuit-là », rapporte aux enquêteurs la cheffe de quart Pauline M. C’est cette embarcation qui fera naufrage. Lors de leurs auditions, les deux survivants ont rapporté que le bateau avait commencé à se dégonfler et à couler quelques heures après leur départ d’une plage aux alentours de Dunkerque (Nord).
Il est 1 h 48 quand les premiers échanges ont lieu entre l’embarcation et le Cross. En anglais, l’un des occupants explique qu’ils sont trente-trois à bord d’un bateau « cassé ». Selon la procédure usuelle, l’opératrice lui demande d’envoyer par la messagerie WhatsApp sa géolocalisation.
A 1 h 51, la personne téléphone au SAMU du Pas-de-Calais, qui transfère son appel au Cross. « Apparemment leur bateau, il n’y a plus rien qui va dessus », prévient l’opérateur du SAMU. La communication dure près de quatorze minutes. « S’il vous plaît, s’il vous plaît ! (…) On a besoin d’aide, s’il vous plaît. Aidez-nous s’il vous plaît », implore-t-il. « Si je n’ai pas votre position je ne peux pas vous aider », répète l’opératrice du Cross, Fanny R. A bord, les passagers paniquent. Ils crient et pleurent. « Envoyez-moi votre position maintenant et je vous envoie un bateau de secours dès que possible », répète Fanny R. La localisation du bateau est communiquée à 2 h 05 et 2 h 06 au Cross.
« Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé »
Celui-ci ne va pourtant pas envoyer un moyen de sauvetage mais saisit le centre de coordination des secours anglais, à Douvres. « J’ai un canot à côté de votre secteur, les informe l’opératrice. Je vous donnerai sa position car c’est à 0,6 mile nautique [des eaux anglaises]. »
A 2 h 10, l’embarcation signale de nouveau sa localisation par WhatsApp, qui la situe toujours en eaux françaises. Les personnes à bord continuent d’appeler. Lors d’un de ces appels, à 2 h 15, alors que des cris et des pleurs se font entendre, l’opératrice du Cross « leur dit de garder leur calme et que le bateau des secours arrive », notent les enquêteurs.
En réalité, à 2 h 28, alors que le Cross a actualisé la localisation du bateau, il rappelle les Anglais. « Ils sont actuellement dans votre zone. »
Malgré cela, le canot à la dérive continue d’appeler à l’aide mais le Cross considère qu’il ne relève plus de sa responsabilité. Alors que le SAMU essaye de transférer un nouvel appel, l’opératrice du Cross fait valoir que « de toute façon, maintenant, ils sont dans les eaux anglaises et que s’il rappelle il faut lui dire de contacter le 999 [les secours anglais] ».
Les passagers vont malgré cela continuer d’appeler les Français, pas moins de quinze fois entre 2 h 43 et 4 h 22. En vain. Alors qu’à 3 h 30, un passager explique qu’il est littéralement « dans l’eau », le Cross s’entête à lui rétorquer : « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises. » Au moment où l’opératrice tente de transférer l’appel à Douvres, la communication coupe et on l’entend alors commenter, en aparté : « Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé. J’ai les pieds dans l’eau, bah… je t’ai pas demandé de partir. »
A 3 h 49, le SAMU – qui reçoit des appels – signale au Cross que le canot « est en panne et prend l’eau. L’opérateur du Cross dit qu’ils appellent sans relâche depuis quelque temps, qu’ils sont plus ou moins dans les eaux anglaises ». Deux minutes plus tard, nouvel appel au secours : « On entend des cris, rapportent les enquêteurs. L’opératrice lui dit que les secours seront là dans vingt minutes. » Mais ils n’arrivent pas.
« Nous sommes en train de mourir »
A 4 h 09, un passager implore : « Venez vite s’il vous plaît. » « Le canot de sauvetage arrive dans quelques minutes », lui assure le Cross. A 4 h 16, la même personne rappelle pour dire « que c’est fini, relatent les enquêteurs. [L’opératrice] lui répète de lui envoyer un message [de localisation], elle lui redonne son numéro de téléphone. L’opératrice dit en aparté “je vais lui sortir la phrase magique, pas de position pas de bateau de secours” ».
Au même moment, un appel est passé au Cross par un autre occupant du small boat : « Nous sommes dans l’eau. Fini. Fini. Aidez-nous s’il vous plaît. Aidez-nous. (…) Nous sommes en train de mourir. Nous sommes dans la mer, dedans, dedans (…) il fait froid. »
Mais l’opérateur du Cross s’entête à demander : « Vous êtes partis d’où en France ? (…) Nous ne voyons pas où vous vous trouvez. » Au téléphone, le passager explique qu’il n’a pas Internet et supplie qu’on envoie un hélicoptère. La conversation dure dix-sept minutes. On entend des cris de femmes, d’hommes et d’enfants, comme s’ils tentaient de héler quelqu’un. « On voit un grand bateau », dit à ce moment-là la personne. « Quelle est la couleur du bateau ? », demande l’opérateur. La conversation coupe soudainement.
Les enquêteurs relèvent qu’au même moment un navire, le Concerto, a signalé au Cross « voir une embarcation arrêtée, [et] demand[é] la conduite à tenir. L’opérateur du Cross lui dit de continuer sa route, le Flamant [un patrouilleur français] va venir ».
A 4 h 23 pourtant, sur WhatsApp, le Cross continue d’enjoindre aux passagers d’appeler le 999 parce qu’ils se trouvent dans les eaux anglaises.
Au même moment, le Flamant informe le Cross qu’un patrouilleur de la « border force » anglaise, le Valiant, se dirige vers une embarcation, sans que l’on sache s’il s’agit bien de celle qui est en détresse. C’est ce que pourrait néanmoins avoir été tenté de conclure le Cross. Dans un tableau récapitulatif des embarcations signalées cette nuit-là, il note : « Conversation coupée suite arrivée du Valiant (pas de certitude). » Peu après 5 heures, l’événement est clos sous la mention « Secouru ». Les gendarmes enquêteurs, déconcertés, relèvent un engagement des moyens « peu lisibles », ne permettant pas « d’identifier formellement les embarcations secourues et celles qui restent à l’eau ». Quoi qu’il en soit, écrivent-ils, les navires français et anglais « n’ont pas repéré » l’embarcation.
« Ils nous appellent tous », service opération du Cross
On sait encore peu de choses des moyens engagés par les Britanniques cette nuit-là. Un courriel du centre de secours de Douvres adressé au Cross à 1 h 44 indique simplement qu’en essayant de rappeler une des personnes à bord de l’embarcation naufragée, la « tonalité » semblait indiquer une localisation dans les eaux françaises. Lors de son audition en garde à vue, un des survivants, le jeune Irakien Ahmad Shexa, a rapporté que les secours anglais leur avaient indiqué que « le temps qu’ils arrivent sur place, les vagues nous auraient menés dans les eaux territoriales françaises, et donc ils ne sont pas venus ».
Sollicité dimanche 13 novembre, la porte-parole de la préfecture maritime, Véronique Magnin, indique au Monde qu’« aucun élément ne nous permet de penser qu’il n’y a pas eu de coordination entre les deux centres opérationnels ». « A notre niveau, ajoute-t-elle, nous n’avons pas eu de retour d’enquête pour faire le lien entre les échanges de cette nuit-là et l’embarcation naufragée. »
Interrogés par les enquêteurs sur l’absence de secours porté à l’embarcation, plusieurs militaires du Cross se retranchent derrière l’arrivée du canot en eaux anglaises. « Après, nous n’avons plus vérifié car il ne s’agissait plus de notre zone », justifie Fanny R. Sondés sur la façon d’évaluer le niveau de détresse d’un small boat, plusieurs membres du Cross, à l’image du chef de quart Matthieu L., font valoir que « souvent », les migrants « appellent et crient au danger alors qu’ils n’ont rien ». Fanny R. distingue pour sa part l’urgence « vitale » de l’« urgence de confort ». « Ils nous appellent tous, même s’ils ne sont pas en difficulté, corrobore Nicolas H., le chef du service opération. Il est très délicat de prioriser correctement. » A propos de l’embarcation naufragée, Pauline M. reconnaît que « nous n’avions pas d’inquiétude [la] concernant ».
Tous mettent en cause le manque de moyens dont ils pâtissent. « Le dispositif mis en place par l’Etat est le suivant : deux moyens nautiques et un moyen aérien, alors qu’il y a parfois trente à cinquante embarcations à l’eau, et donc c’est largement insuffisant », résume Nicolas H. « Je pense que le travail a été bien fait avec les moyens dont on dispose. Je pense que ces pauvres gens n’ont pas eu de chance », explique à son tour aux enquêteurs Clément G. « Ça fait deux ans que nous demandons des moyens supplémentaires, ajoute son collègue Luc B. On savait malheureusement qu’un jour cela arriverait. »
Zana Mamand Mohamad espère, lui, qu’un drame « ne se reproduira pas ». Son frère Twana a disparu le 24 novembre 2021. Les deux hommes, des Kurdes d’Irak, avaient été en contact par téléphone pendant une partie de la traversée. Zana Mamand Mohamad attend de la justice française qu’elle traduise « les responsables de cette tragédie devant la justice, que ce soit les passeurs ou les gardes-côtes des deux pays ». Le corps de Twana n’a pas été retrouvé.