Sociologue et directrice de recherche de classe exceptionnelle au CNRS, Nathalie Heinich publie « Oser l’universalisme » (Le Bord de l’eau), recueil d’articles portant sur trois grands thèmes : l’identitarisme, le néo féminisme et les nouvelles censures face à l’universalisme républicain
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire publiés sur le site marianne.fr, le 15 09 2021
Marianne : Comment définissez-vous « l’universalisme républicain » ?
Nathalie Heinich : C’est avant tout une conception de la citoyenneté : selon la conception universaliste, elle est centrée sur l’individu en tant que membre de la collectivité nationale, indépendamment de toute communauté d’appartenance – celle-ci ne relevant que de son choix personnel et ne conférant aucun droit, ni aucune légitimité de principe à ses opinions. La conception opposée, dite communautariste, définit les citoyens en fonction de leur appartenance à une ou plusieurs communautés – de sexe, de race, de religion, etc. – de sorte qu’on tend à considérer qu’un individu intervenant dans l’espace public le fait en tant que représentant d’une communauté. Ces deux conceptions – universaliste et communautariste – ont trouvé leur contexte de prédilection, respectivement en France et aux États-Unis.
« L’universalisme ne nie pas qu’il existe, factuellement, des différences de statut, ni des sentiments d’appartenance à un groupe, mais il vise leur dépassement, ou leur suspension dans le contexte d’exercice de la citoyenneté. »
Mais l’universalisme est souvent mal compris – j’y insiste dans l’introduction de mon livre – parce qu’il tend à être considéré comme l’expression d’une réalité, au lieu d’être vu comme ce qu’il est, à savoir une valeur, une visée. Il est donc absurde de prétendre le critiquer en lui opposant la réalité des différences de statut des citoyens, qu’elles soient subies (discriminations) ou revendiquées (sentiment d’appartenance à un collectif) : l’universalisme ne nie pas qu’il existe, factuellement, des différences de statut, ni des sentiments d’appartenance à un groupe, mais il vise leur dépassement, ou leur suspension dans le contexte d’exercice de la citoyenneté.
L’universalisme n’est donc rien d’autre qu’une visée à faire exister par l’action, la décision, la volonté commune – comme toute valeur. Il en va de même d’ailleurs de l’égalité, qui ne cesse pas d’être une valeur – c’est-à-dire un guide pour l’action – du fait qu’elle n’est pas entièrement réalisée.
L’universalisme ne consiste donc pas à nier la réalité des affiliations locales (je suis bien d’une région, d’un milieu, d’un sexe, etc.) mais de leur associer la possibilité d’opter pour une affiliation plus générale (je suis aussi un citoyen français, un chercheur, ou simplement un être humain) ; il ne consiste pas à occulter les différences mais à mettre l’accent sur ce qui rassemble ; il ne consiste pas à renier ses convictions religieuses, lorsqu’elles existent, mais à rester discret dans leur affichage ; il ne consiste pas à mépriser le local mais à préférer parfois des horizons plus larges ; et il ne consiste pas à nier la force des intérêts individuels mais à encourager l’aspiration au bien commun.
N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ? Cet universalisme n’est-il pas un particularisme ?
Une autre critique faite à l’universalisme républicain est en effet d’affirmer qu’il ne serait qu’un point de vue occidentalo-centré, une invention de l’Occident – c’est ce que j’ai nommé dans mon livre le « sophisme de l’ethnocentrisme ». Or, c’est factuellement vrai, mais en quoi cela le délégitime-t-il en tant que valeur ? La même objection pourrait être faite à la valeur de liberté, ou à la valeur d’égalité, qui se sont imposées dans le monde politique grâce aux Lumières ; or on voit bien qu’elles ont des adeptes dans le monde entier.
« Ce qui menace l’universalisme est aussi une tendance politique profonde : la pente du communautarisme. Elle tend à enfermer les citoyens dans des identités définies une fois pour toutes. »
Car une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être considérée comme une visée méritant d’être universalisée. Et le fait qu’elle soit davantage réalisée dans une culture particulière ne la rend pas moins désirable : est-ce un hasard si tant d’habitants de pays non occidentaux rêvent d’une société républicaine et universaliste, capable de les libérer des liens de dépendance communautaire ? Encore une fois, une telle critique repose sur une méconnaissance du fait que les valeurs, tel l’universalisme, sont des représentations de ce qui doit être et non des descriptions de ce qui est. Et qu’elles ne peuvent donc être disqualifiées ni par le constat de leur inachèvement, ni par celui de l’inégalité de leur distribution.
Mais ce qui menace l’universalisme républicain est aussi une tendance politique profonde : la pente du communautarisme. Elle tend à enfermer les citoyens dans des identités définies une fois pour toutes par leur appartenance à des communautés de race, de sexe, de religion, etc. (ce que j’ai nommé « identitarisme ») ; à ramener les hommes ou les femmes, en toutes circonstances, à une catégorie sexuée synonyme soit de position « dominante » soit de position « dominée » (comme le fait le « néoféminisme ») ; et à opposer comme des ennemis plutôt que comme de simples adversaires idéologiques les tenants de positions antagoniques, qu’il s’agit dès lors non de convaincre mais de réduire au silence (la « cancel culture »). Identitarisme, néoféminisme, nouvelles censures : ce sont les trois parties qui organisent ce livre.
« L’on aperçoit ici l’horizon de guerre civile à laquelle tend une définition de l’espace civique en fonction des particularités et des croyances de chacun »
Qu’appelez-vous « identitarisme » ?
L’identitarisme, ou l’idéologie identitaire, n’est qu’une exacerbation de la définition communautaire de la citoyenneté, qui tend à s’étendre à la définition de tout individu, quel que soit le contexte. Dans cette optique, chacun est défini non pas par ce en quoi il est spécifique, irréductible à tout autre (l’identité « ipse ») mais par ce en quoi il est semblable à d’autres (l’identité « idem »).(…) en même temps, chacun de ces collectifs doit impérativement se définir contre : les noirs contre les blancs, les femmes contre les hommes, les homosexuels contre les hétérosexuels… L’on assiste donc à un glissement des causes progressistes vers un multiculturalisme défini non pas comme la coexistence pacifique et mutuellement enrichissante de modes de vie diversifiés, mais comme la revendication agonistique d’« identités » collectives adossées à des communautés victimaires.
En France, ce séparatisme identitariste a commencé à infiltrer les syndicats et l’université : par exemple, lorsque le syndicat Sud Éducation 93, associé au Parti des Indigènes de la République et au Collectif contre l’islamophobie en France, a proposé à l’été 2017 un stage dans lequel l’analyse du « racisme d’État » ferait l’objet de conférences et d’ateliers « en non-mixité » c’est-à-dire « interdits aux blancs ». L’on aperçoit ici l’horizon de guerre civile à laquelle tend une définition de l’espace civique en fonction des particularités et des croyances de chacun. Et tout cela au nom de causes progressistes – l’égalité des droits, l’égalité des chances – qui sont prises en otage, condamnant ceux qui dénoncent ces méthodes à se voir accusés de n’être que des « réacs » qui feraient « le jeu des fachos », selon la vieille rhétorique stalinienne ainsi remise au goût du jour.
Quelle différence entre féminisme classique et « néoféminisme » ? Pourquoi rejetez-vous ce dernier ?
L’offensive du communautarisme se constate aussi dans le mouvement féministe, qui s’oriente de plus en plus aujourd’hui vers sa tendance « différentialiste » (affirmer la spécificité du féminin) au détriment de sa tendance « universaliste » (suspendre la différence des sexes là où elle n’est pas pertinente), qui fut pourtant fondamentale dans le féminisme français de la génération précédente. D’où les combats à mon avis absurdes pour la féminisation de la langue (notamment par l’écriture inclusive) alors que le « repos du neutre » me paraît beaucoup plus efficace pour affirmer que nul ne doit être réduit à son appartenance à un sexe et, surtout, pour orienter les luttes vers des combats moins symboliques et plus concrets. Mais la nouvelle génération des féministes, sous influence anglo-américaine, semble ignorer l’existence même d’un féminisme universaliste, et confond la lutte contre le sexisme avec l’affirmation systématique de la spécificité du féminin.
« Une grande part de la culture de la « domination masculine » est transmise par les femmes, c’est-à-dire par les mères. »
Une autre caractéristique de cette inflexion récente du féminisme est son agressivité. La « lutte contre le patriarcat » tend à devenir une lutte contre les hommes, considérés comme fauteurs et complices de domination et donc comme coupables par définition : le sexisme s’inverse ici en discrimination systématique contre une catégorie définie par son appartenance à un sexe. Certes, il est important et utile de témoigner d’offenses sexistes, comme avec le mouvement « MeToo » ; mais faut-il pour autant condamner des hommes nommément désignés à l’opprobre publique sans leur laisser ce droit humain de base qu’est le droit de se défendre contre la diffamation ? Les excès de ces néoféministes finissent par se retourner contre une cause que nous sommes pourtant nombreux à partager, sans pour autant pouvoir en approuver des moyens parfois totalitaires : au point que je ne parviens plus à me dire « féministe », je suis devenue « antisexiste »…
Enfin, ces néoféministes se sont associées au courant « décolonial », consistant à opposer systématiquement « dominants » et « dominés » en fonction d’identités auxquelles les gens ne peuvent rien, comme le sexe et la couleur de peau. Cette morale de jeux vidéo – les bons contre les méchants, les victimes contre les bourreaux, les dominés contre les dominants – aboutit à cette faute politique et morale majeure qu’a été l’absence de réaction des mouvements féministes dans l’affaire Mila : une jeune fille lesbienne condamnée à une mort sociale, voire à un risque d’assassinat, pour des propos antireligieux – vulgaires certes dans leur expression, mais parfaitement légaux – n’est même pas soutenue par des femmes qui prétendent lutter pour l’égalité entre hommes et femmes et entre homosexuels et hétérosexuels.
« Les promesses de l’universalisme sont encore largement devant nous, comme des idéaux à accomplir. »
Et pourquoi ? Parce que ses agresseurs, défenseurs fanatiques de l’islam, seraient des « dominés »… On voit là les aberrations politiques auxquelles peut conduire l’« intersectionnalité » tant vantée aujourd’hui sur les campus (…)
Est-il faux d’affirmer que l’universalisme républicain n’a pas tenu toutes ses promesses ? Des horreurs, comme le colonialisme, se sont par exemple faites en son nom…
Encore une fois, l’universalisme est une visée – jamais totalement accomplie – et non un état de fait. Longtemps, cette visée a été appliquée aux valeurs religieuses : les Croisades se sont appuyées sur la conviction que le christianisme serait une valeur universelle, qu’il s’agirait donc de faire advenir ; et il en a été de même avec les conquêtes islamiques. Mais le propre de l’universalisme républicain, c’est qu’il ne repose ni sur des convictions religieuses (au contraire, il vise à les suspendre dans l’exercice de la citoyenneté) ni sur des appartenances ethniques (comme le colonialisme, qui prétendait imposer la suprématie du mode de vie occidental) : il ne repose que sur l’adhésion à une entité commune qu’est une nation, voire l’humanité tout entière. En cela il a partie liée avec la laïcité et avec la rationalité.
Autant dire que les promesses de l’universalisme républicain sont encore largement devant nous, comme des idéaux à accomplir. Ceux qui ne le voient pas n’ont pas compris ce qu’il est, ou bien préfèrent la facilité d’appartenances claniques immédiates, dont ils s’imaginent qu’elles les protègent alors qu’elles les exposent à la tyrannie des représentants autoproclamés d’une communauté et à la fidélité indéfectible au clan, avec ses conséquences obligées que sont le clientélisme et la corruption. Il suffit de regarder l’état du Liban pour constater ce à quoi mène un communautarisme exacerbé : si l’universalisme ne tient pas ses promesses, que faut-il dire alors du communautarisme ?