Bertrand Lançon : « Le danger n’est pas l’immigration, c’est l’immigration bâclée »

ENTRETIEN – Pour l’historien Bertrand Lançon la France est un pays marqué dès son origine par la diversité des cultures. Maintenir cet héritage suppose un fort volontarisme politique de l’État

propos recueillis par Paul-François Paoli et publiés sur le site lefigaro.fr, le 23 02 2021

L’universitaire, spécialisé dans l’histoire de Rome, à plusieurs cordes à son arc. Musicien passionné, qui pratique le luth depuis quarante ans, hypodiacre de l’Église orthodoxe, Bertrand Lançon est également maire adjoint de Mont-Saint-Jean, dans la Sarthe. Il publie Quand la France commence-t-elle? (Perrin). Ce livre d’une remarquable érudition se penche sur la genèse d’un pays dont l’actualité est marquée par de très violentes querelles sur la laïcité et le communautarisme.

LE FIGARO. – Vous évoquez les racines de la France au pluriel. Comment définir celles-ci?
Bertrand LANÇON– Il s’agit d’une multiplicité ethnique sur une longue durée: deux millénaires. L’étoffe française est tramée de Gaulois, de Grecs, de Romains, de Juifs, de Francs, de Burgondes, d’Alains, de Wisigoths, de Bretons, de Basques, sur laquelle les siècles ultérieurs ont tissé des Polonais, des Arméniens, des Italiens, des Portugais, des Espagnols, des Antillais, des Africains, des Moyen-Orientaux et des Asiatiques. La latinité culturellement dominante (dont fait partie le christianisme) et la langue française n’ont pas aboli, jusqu’au XXe siècle, ces racines diverses, que la Révolution jacobine a tenté d’uniformiser en une nation une et indivisible. Aujourd’hui, la République française, du fait d’un jacobinisme têtu, peine à résoudre une contradiction entre son schéma fondateur et la valorisation de la diversité. À mon sens, la République ne pourra pas trancher ce nœud gordien sans consentir à une bonne dose «girondine» dans l’exercice du pouvoir.
Vous insistez sur le rôle de la géographie dans la construction de l’identité. À quoi cela correspond-il chez le Sarthois que vous êtes?
Plus encore que de géographie, il s’agit de la connaissance visuelle et toponymique. Celle-ci a contribué à la construction d’une nation qui est toujours un chantier en cours. La connaissance géographique du pays a été délaissée pour des raisons idéologiques et à cause d’une mutation hors-sol de cette discipline. Originaire du Jura par mon père et de la Sarthe par ma mère, je porte en moi une double racine, locale et nationale. Adolescent, je me posais bêtement la question de savoir si, étant natif du Maine, je n’étais pas réduit à n’être que français en ne pouvant me prévaloir d’une ascendance aussi prestigieuse que la bretonne, la normande ou l’angevine. Venue au fil des ans, la réponse est négative. Il n’y a pas de région sans identité et nous sommes tous «originaires» d’un endroit déterminé.
Qu’entendez-vous par «mutation hors sol de la discipline géographique» ?
Étymologiquement, la géographie se définit comme une science de la terre. Or, depuis les années 1970, les «nouveaux géographes» ont développé une géographie abstraite, marquée par la sociologie. Ils ont escamoté les paysages et tout ce qui relève du lien concret avec le sol. Le remplacement du mot province par celui de territoire relève à mon sens de cette évolution.
Vous soulignez que «chercher une date exacte à la naissance de la France relève d’une chimère»…
La France apparaît progressivement en tant que telle entre le VIIIe et le XIe siècle. Son nom latin de Francia est antérieur à son existence en tant que royaume, les Francs devenant français après l’an mil. Dotée de son nom, la France s’est ensuite constituée et formée au fil des siècles. Dans cette construction, celle de la langue française a joué un rôle prééminent: elle constitue en soi une nation.
« Si le communautarisme l’emportait, cela voudrait dire que la tradition française ne marche plus. Cette tradition suppose un volontarisme ¬politique de l’État »  Bertrand Lançon
Que dites-vous à ceux qui considèrent que le modèle universaliste républicain est un colonialisme culturel?
La France n’a plus la vocation impériale à la romaine qu’elle avait encore au temps de la Révolution et de Napoléon Ier. Si elle brandit l’oriflamme universelle des droits de l’homme, c’est parce qu’elle est l’un des nerfs de son esprit républicain biséculaire. Si la IIIe République a été colonialiste, ce n’est pas le cas de la Ve, qui doit gérer un héritage encombrant du point de vue éthique. Si le communautarisme l’emportait, cela voudrait dire que la tradition française ne marche plus. Cette tradition suppose un volontarisme politique de l’État. Le danger n’est pas l’immigration, c’est l’immigration bâclée.
Votre livre se conclut sur la vision d’une «nation-monde» où cohabiteront des populations de toutes origines. N’est ce pas irénique?
Par les multiples immigrations et métissages qu’elle a connus depuis l’antiquité romaine, la France possède une dimension de «nation-monde» qui est continue. L’absorption est pour elle une tradition bimillénaire qui va bien au-delà de la cohabitation. La France a la particularité d’être un pays où quiconque peut faire souche. Ce n’est pas céder à une forme d’angélisme que de considérer que l’âme, la culture et la citoyenneté françaises sont assez puissantes pour créer de la coalescence en évitant les fragmentations «communautaires». La diversité n’est pas un péril, à condition que la France ne bâcle pas les intégrations ; la réalisation d’une coalescence pacifique passe par une éducation qui donne envie d’être français sans que soient gommées les origines diverses.
Que pense le maire adjoint que vous êtes de la situation à Trappes, dans les Yvelines, où Didier Lemaire, professeur de philosophie, qui a pris la défense de Samuel Paty, a déclaré que cette ville était perdue du fait de l’influence des islamistes?
Didier Lemaire milite pour une laïcité pure et dure mais il témoigne en tant qu’homme de terrain. Bien qu’inquiétant, le problème des foyers urbains gangrené par l’islamisme radical n’est pas insurmontable. Cela passe par un respect de la loi imposée et par un travail de persuasion des imams modérés. La déchristianisation, massive depuis Vatican II, a créé un vide qui a profité aux piétés traditionnelles et radicales. L’éducation est parasitée par les réseaux sociaux. L’intégration n’est pas un long fleuve tranquille, mais elle n’est pas non plus un fatal Achéron. Depuis le XIXe siècle, la culture académique façonnée par Mérimée, Lavisse et Camille Jullian a surdimensionné une origine gauloise liée à une résistance à la conquête romaine. Un tropisme relayé par les «aventures d’Astérix le Gaulois». Or les recherches archéologiques et historiques l’ont démontré: après César, les Gaules se sont romanisées en deux générations. Sans doute l’éminence de l’empreinte romaine est-elle sous-évaluée à cause d’un narcissisme français s’accommodant mal de tout ce qui peut voiler la primauté d’une racine gauloise.