« Si heurter une conviction est porter atteinte à la dignité des personnes qui la partagent, il n’y a plus d’enseignement, ni de liberté d’expression possibles », s’inquiète l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. Jean-Eric Schoettl est membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica présidée par Jean-Pierre Chevènement
L’incrimination de blasphème a été abolie en France une première fois en 1791. Elle l’a été une seconde fois, concomitamment à la proclamation de la liberté de la presse en 1881, avec l’abrogation des délits d’outrages à la «morale publique et religieuse» ainsi qu’aux «religions reconnues par l’État».
Il semblait par ailleurs acquis que l’arsenal dressé depuis la loi Pleven pour combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. protégeait les personnes et non les dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2006 ne constituaient pas une injure à l’égard des musulmans.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part, et du souci exacerbé de ne pas heurter la sensibilité de l’Autre, d’autre part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème? Telle est, entre autres problèmes de société, la question qu’a posée l’affaire Mila en janvier 2020.
Elle rebondit avec la position exprimée par François Héran dans son dernier ouvrage ( Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression ). En résumant (peut-être un peu lapidairement) sa pensée, un propos relatif à une thématique investie par la croyance, dès lors qu’il est ressenti comme désobligeant par les croyants, fait violence à la sensibilité de ces derniers et doit être évité.
Bien sûr, l’auteur s’adresse aux enseignants et non aux juges. Il ne demande pas à la jurisprudence de ces derniers de rétablir le délit de blasphème. Mais, avec d’autres chantres des accommodements qu’appellerait désormais une société multiculturelle, il n’en incite pas moins les professeurs, par égard pour les sentiments de l’Autre, au scrupuleux respect des convictions des élèves.
Sous ses apparences humanistes, pareille ligne de conduite déboucherait sur une forme d’autocensure. Dans la tradition laïque, la transmission des connaissances, la formation de la raison, la construction de l’esprit critique et l’élévation à la condition de citoyen ne doivent pas être hypothéquées par les croyances. Chaque élève doit être considéré comme une personne et non enfermé dans une appartenance confessionnelle ou communautaire.
Le tact est certes indispensable, comme y exhorte Jules Ferry dans la belle lettre qu’il adresse le 17 novembre 1883 aux instituteurs. Mais le tact ne doit pas conduire à inféoder la parole du professeur aux susceptibilités du milieu d’où provient son auditoire. Jules Ferry le souligne dans sa lettre: «Parlez à vos élèves comme vous voudriez qu’on parle à vos propres enfants ; avec force et autorité toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité».
Ménager les susceptibilités ne doit donc pas pousser l’enseignant à abdiquer son autorité ni à renoncer à son devoir de passeur. La mission confiée au maître par l’école de la République est de tirer les élèves vers le haut et de les mener vers le lointain. Il ne saurait donc faire allégeance aux préjugés qu’ils apportent dans la salle de classe. Il doit élargir leurs consciences et non sacraliser leurs répugnances.
Imagine-t-on que, pour ne pas froisser, les établissements de l’éducation nationale s’abstiennent par exemple d’enseigner l’évolution des espèces, la natation, le génocide des Arméniens ou les valeurs de la République ? L’enseignement peut déstabiliser les croyances de certains élèves, mais il est la condition de leur émancipation.
Hélas, comme le montrent les enquêtes, les enseignants n’ont pas attendu M. Héran pour pratiquer l’autocensure dans certaines parties du territoire. Leur prudence doit moins à une adhésion aux thèses séraphiques du vivre ensemble qu’aux arguments autrement percutants des tueurs de Charlie et de Samuel Paty, lesquels ont remis au goût du jour l’exécution capitale du blasphémateur.
Revenons au droit pénal, du moins au droit pénal officiel. La propension à voir dans une critique acerbe de la religion une injure aux croyants peut-elle conduire à la remise en cause de la sage jurisprudence, encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en 2008, laquelle distingue injure aux personnes et critique, même véhémente, des croyances?
Ce risque, conjuré dans l’affaire Mila (malgré les premières réactions du parquet et de la garde des sceaux) avec le classement de la procédure (contre Mila) pour incitation à la haine, peut se réaliser dans le futur.
Il tient au mélange tonnant de deux phénomènes contemporains: le premier est que, au nom de la lutte contre les «phobies» (homo-, islamo- etc.) et contre les discriminations, le droit pénal est requis par les associations militantes de protéger la sensibilité des membres des groupes réputés discriminés contre tout propos susceptible d’être ressenti par eux comme offensant ; le second tient à ce que les croyances d’une personne, lorsqu’elle appartient à une catégorie réputée discriminée, tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à sa personnalité et à la définition de son groupe d’appartenance. Doublement sacrées en quelque sorte.
Comme l’écrit Catherine Kintzler: « La question du blasphème est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux (….). Le noyau profond de ce retournement est une redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent. »
Dès lors, une insulte à la croyance deviendrait une injure aux croyants au sens pénal du terme (troisième alinéa de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Et ce serait la jurisprudence et non le législateur qui opèrerait cette extension.
Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et conformément à la volonté du Parlement, mais par voie jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la personnalité des membres des groupes réputés discriminés.
Faut-il rappeler, ainsi que l’a fait, il y a près d’un demi-siècle, la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside c/ Royaume Uni (7 décembre 1976), que « la liberté d’expression vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population »? Ou faut-il considérer qu’une partie de la population doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion?