Le correcteur de «Charlie Hebdo» tué lors de l’attentat du 7 janvier était un amoureux de la culture française
La discrétion, la pudeur. Mustapha Ourrad aimait se faire petit, malgré son mètre quatre-vingts. Alors voir son nom sur les murs de Paris, sa photo diffusée en prime time sur France 2, son portrait dans Libé, vous pensez… «Il le mérite. Et je pense qu’il l’aurait compris», glisse Louisa, sa fille de 21 ans, lorsqu’elle accepte de nous parler de lui. Mustapha était correcteur à Charlie. «Il faisait des relectures très méticuleuses, très professionnelles. Beaucoup, à Charlie, ont appris le français grâce à lui», sourit Jean-Luc Walet, le maquettiste du journal. Amoureux de Baudelaire, Nietzsche et Dostoïevski, ce Franco-Algérien de 60 ans en a bluffé plus d’un par son érudition. Il trouvait Proust «fade», adorait l’Homme sans qualités de Robert Musil et avait un attachement tout particulier pour Leçons sur Tchouang-tseu, l’ouvrage que Jean-François Billeter a consacré à ce pilier du taoïsme. «Il ne faisait jamais étalage de son intelligence, qui était immense», salue Corinne Lavagne, son amie pendant plus de vingt ans.
Mustapha est né et a grandi en Kabylie, à Aït Larba, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Tizi Ouzou. Tenu éloigné des livres par ses proches, «il se cachait pour lire», raconte Lounis, son fils de 17 ans. Repéré par les Pères blancs pour son savoir, il fait une partie de sa scolarité chez ces missionnaires d’Afrique, qui le nomment responsable de la bibliothèque. Il quitte sa Kabylie natale pour Alger, dont il appréciait tant l’ambiance, vers l’âge de 19 ans. Lui qui se rêvait ethnologue fera deux années de médecine sans grande conviction, poussé par sa famille. «Mais avec Mustapha, deux ans de pseudo médecine ça veut dire qu’il a pu engranger pas mal de connaissances…», souligne Armelle Michelet, la mère de ses enfants. Cet homme de lettres respecté, que ses amis surnommaient «Mustapha Baudelaire», passait du temps dans les cafés algérois, où l’on venait lui demander de rédiger des lettres pour un ami, un cousin, un parent… Un rôle d’écrivain public qu’il a continué à endosser une fois arrivé à Paris, dans les cafés de la rue Mademoiselle.
Paris, justement. «Il n’est pas arrivé par hasard, il a choisi la France. Il adorait la langue française», explique Armelle. «Une des premières choses qu’il a faites en arrivant en France, en 1980, c’est d’aller devant la statue de Baudelaire, au cimetière du Montparnasse», abonde Louisa. Devant le cénotaphe du poète, pas sa tombe. Il n’aimait pas sa tombe. Il a arpenté, encore et encore, les rues de Paris à la découverte des lieux qu’il connaissait par cœur grâce aux livres, et sur les traces de Brassens, qui lui était cher. Une passion qu’il a conservée toute sa vie et qu’il prenait plaisir à partager.
Récemment naturalisé
Mustapha affectionnait Charlie, et avant lui Hara-Kiri, en tant que lecteur. Puis a rejoint l’équipe à la fin des années 90. «Il était très fier d’y travailler, de côtoyer des gens comme Charb, Cabu, Cavanna… de défendre une certaine liberté de pensée, lui qui détestait l’injustice et le non-respect», résume Sophie Chapus, une amie très chère. «Il y avait une contradiction : les dessinateurs étaient provocateurs alors que lui n’était pas du genre à s’exposer, à développer ses idées en public, poursuit Armelle. Mais il ne faisait pas que corriger les fautes : le fait de rester à Charlie, malgré l’incendie en 2011, malgré les désaccords de la rédaction avec Philippe Val, c’était une façon de militer, même s’il le faisait sans se montrer». Il savait que les menaces qui pesaient sur le journal étaient sérieuses, avait conscience qu’avec son nom il pouvait passer pour un traître auprès des ignorants. Mais il ne craignait pas tant pour sa sécurité, «il pensait davantage à Charb», se souvient Louisa. Mustapha venait d’obtenir la nationalité française. Pourquoi si tard ? «Il était humain avant d’être algérien, français ou kabyle», analyse sa fille.
Ce grand érudit était aussi un grand humaniste. «C’est une des plus belles personnes que j’ai rencontrées dans ma vie. Il était très réactif à la joie des autres, comme à leur tristesse. Il était toujours disponible, à l’écoute. Quand j’étais angoissée, il me récitait souvent des poèmes», apprécie Brigitte Bègue, son amie et collègue au magazine Viva, où il a travaillé durant près vingt ans, parallèlement à Charlie Hebdo.
J’ai moi aussi connu Mustapha Ourrad. Il m’a fait découvrir le Montmartre du Passe-muraille et du Bateau-Lavoir, les films américains des années 70 dont la gamine que j’étais ignorait tout. Mon premier portrait pour Libé ? C’est à lui que j’avais prévu de le faire lire en premier.
Elsa Maudet pour Libération