Comment QAnon, cette mouvance conspirationniste américaine, s’est infiltrée en France

L’organisation NewsGuard révèle dans un rapport que QAnon, ce mouvement pro-Trump, qui répand des théories du complot autour d’un supposé « Etat profond », attire « de plus en plus d’adeptes » en Europe et en France.

article pubié sur le site francetvinfo.fr, le 30 07 2020

Où l’un d’entre nous va, nous y allons tous », proclame leur slogan. Le 22 juillet, le réseau social Twitter a annoncé avoir supprimé 7 000 comptes* associés à la mouvance conspirationniste américaine QAnon. « Nous suspendrons de manière permanente les comptes tweetant autour de ces sujets [complotistes]« , a assuré la plateforme*, qui justifie cette mesure en brandissant des violations de son règlement. Une suspension qui pourrait s’appliquer à près de 150 000 comptes liées à la mouvance à travers le monde, rapporte la chaîne américaine CNN*.

Né sur internet en 2017 et soutien sans faille du président Donald Trump, censé combattre un « Etat profond » (« Deep State ») qui dirigerait depuis des décennies les Etats-Unis et soutiendrait – entre autres – la pédophilie, le mouvement QAnon (prononcer « Q Anon ») a, ces dernières années, posé le pied en Europe. C’est ce que révèle le dernier rapport de NewsGuard, une organisation qui analyse la fiabilité des sources d’information en ligne : QAnon attire « de plus en plus d’adeptes » de ce côté de l’Atlantique, notamment en France, en Italie, en Allemagne et au Royaume-Uni.

La théorie de « l’Etat profond »

Le 28 octobre 2017, un utilisateur anonyme du nom de « Q » a commencé à poster une série de messages cryptiques sur 4chan, un forum de discussions en ligne controversé. Q est présenté comme un fonctionnaire américain ayant accès à des données confidentielles par le ministère de l’Energie et qui aurait pour mission d’informer le public du plan de Donald Trump. Selon Q, le président américain tenterait de stopper un réseau secret de prétendus criminels désigné comme « l’Etat profond ». Une organisation articulée autour de la démocrate Hillary Clinton ou des milliardaires Bill Gates et George Soros – parmi d’autres membres influents – et qui contrôlerait le pays dans le but de l’asservir au profit d’une élite mondiale. C’est la théorie du « Grand réveil » ou de la « Tempête ».

Un groupe de partisans, les « QAnon », s’est ensuite constitué autour de Q et continue à prendre de l’ampleur aux Etats-Unis, en ligne mais aussi directement sur le terrain, en s’affichant aux meetings de Donald Trump. Si le président américain ne les soutient pas officiellement, les QAnon croient observer de prétendus signes dans ses discours, notamment lorsqu’il prononce le nombre « 17 » – Q étant la 17e lettre de l’alphabet.

Le « Pizzagate », le vrai point de départ

C’est par le partage de théories conspirationnistes que QAnon s’est fait connaître en ligne et notamment au travers du « Pizzagate », une théorie qui préexistait mais que QAnon a amplifiée. Selon cette idée, Hillary Clinton, candidate malheureuse de l’élection présidentielle américaine de 2016, serait impliquée avec d’autres élus démocrates dans un réseau pédophile géré depuis une pizzeria de Washington, la capitale fédérale. Une théorie – maintes fois démentie – parmi d’autres qui visent l’ex-adversaire de Donald Trump dans la course à la Maison Blanche et son entourage.

Outre les partisans anonymes qui soutiennent le président américain, un nombre croissant de personnalités, notamment politiques, a fait écho à ces théories : selon Media Matters for America*, une ONG proche des démocrates spécialisée dans la vérification des infos issues de médias conservateurs, 63 candidats républicains au Congrès américain auraient soutenu ou propagé des contenus conspirationnistes comme QAnon. Il y a quelques semaines, le 4 juillet, c’est l’ex-conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, Michael Flynn, qui a d’ailleurs apporté son soutien au mouvement sur Twitter*.

QAnon s’infiltre, s’implante et inquiète. Il y a tout juste un an, la mouvance, et les théories conspirationnistes en général, ont été qualifiées de potentielle menace terroriste nationale par le FBI, révélait Yahoo News*. Plusieurs actes violents ont en effet été commis par des adeptes de Q, comme dans l’Etat de New York où un chef mafieux aurait été abattu par un individu convaincu d’avoir le soutien de Donald Trump pour lutter contre « l’Etat profond », rapporte le média américain NPR*.

Des théories adaptées sur mesure pour l’Europe

Et le mouvement QAnon s’est étendu en dehors des Etats-Unis, et notamment en Europe depuis la fin de l’année dernière. Dans le top 5 des pays les plus touchés au premier semestre 2020, dominé par les Etats-Unis, figurent le Royaume-Uni et l’Allemagne, respectivement à la 2e et à la 5e places, indique l’Institut pour le dialogue stratégique* (en PDF). Newsguard dénombre près de 450 000 abonnés ou membres à travers l’Europe, rien que pour les comptes ou groupes cités dans son rapport.

L’organisation révèle que des comptes spécifiquement rattachés à QAnon ont vu le jour en Europe dès 2018 en surfant sur la vague du « Pizzagate » américain. Certains sont même fortement suivis, comme la chaîne YouTube allemande « Qlobal-Change », qui compte environ 100 000 abonnés, ou le groupe Facebook britannique sur « le Grand réveil », qui comptabilise près de 20 000 membres.

Et pour se propager, ces plateformes adaptent les thèses conspirationnistes américaines aux contextes locaux, toujours sur fond de pédocriminalité et de « nouvel ordre mondial ». « Ces théories séduisent parce qu’elles sont simples », avance la rédactrice en chef Europe de NewsGuard, Chine Labbé.

Ces théories sont fondées sur un schéma simple : des élites mondialisées comploteraient et voudraient mettre en place un nouvel ordre mondial. Il suffit de changer quelques noms pour l’adapter [en Europe].Chine Labbé, rédactrice en chef Europe de Newsguardà franceinfo

En Allemagne, il existerait ainsi un réseau pédophile secret si l’on en croit ces thèses. La chancelière Angela Merkel incarne pour sa part une « marionnette de l’Etat profond », comme son homologue italien Giuseppe Conte. Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, aurait quant à lui été propulsé au pouvoir par le mystérieux Q, à l’instar de Donald Trump. Des théories parfois amplifiées par des célébrités, comme la vedette allemande Xavier Naidoo ou – plus connu en France – le chanteur de pop britannique Robbie Williams, qui a soutenu la théorie du « Pizzagate », rapporte NewsGuard.

Emmanuel Macron, « pion » de « l’Etat profond » et cible privilégiée en France

QAnon se répand donc sur le Vieux Continent, y compris en France. Parmi les pages les plus suivies, une chaine YouTube intitulée « Les deQodeurs » et son site DisSept.com qui prétendent fournir « de l’information vérifiée et vérifiable pour la guerre digitale que nous vivons ». Et si, à l’origine, ces contenus sont restés confidentiels, ils apparaissent désormais sur des sites populaires de mésinformation, écrit NewsGuard, qui cible LumiereSurGaia.com, situé dans le top 400 des sites suscitant le plus d’engagement en ligne dans l’Hexagone. En retour, des comptes QAnon partagent même les thèses d’autres adeptes des théories conspirationnistes,  comme l’essayiste d’extrême droite Alain Soral.

Parmi les supposés complots listés par NewsGuard, Emmanuel Macron serait un « pion » de « l’Etat profond » propulsé au pouvoir après son passage dans la banque d’affaires Rothschild & Cie. « QAnon, c’est le méta-complot », synthétise la journaliste Chine Labbé. « QAnon offre un schéma global qui fait rentrer beaucoup de sous-théories du complot qui existent depuis logtemps mais leur laisse un cadre. »

En France, QAnon n’est pas encore ‘mainstream’, loin de là, mais le fait que ces théories soient reprises [par des sites de mésinformation connus] est le signe que cela prend en France aussiChine Labbé à franceinfo

NewsGuard note que « le Canada francophone semble constituer un passage fréquent pour que ces théories traversent l’Atlantique, depuis les Etats-Unis vers la France ». Notamment via les vidéos du théoricien du complot Alexis Cossette-Trudel, animateur sur Radio-Québec.

Les thématiques locales comme « infiltration ultime »

Pour NewsGuard, la pandémie de Covid-19 a servi de catalyseur aux thèses du mouvement QAnon, et notamment en France. La crise sanitaire ne serait rien de moins qu’un plan de « l’Etat profond » imposé par les élites mondiales pour faire vacciner la population, selon des publications identifiées par l’organisation. Une accélération également identifiée par l’Institut pour le dialogue stratégique* (en PDF), particulièrement lors de l’instauration des mesures de confinement dans plusieurs pays, en mars.

Un signe parmi d’autres de cette progression : des groupes en ligne soutenant le désormais célèbre professeur Didier Raoult –  « érigé en héros dans certains cercles conspirationnistes », écrit NewsGuard – ont partagé des publications liées au mouvement QAnon telles qu’une vidéo des « deQodeurs » sur la France et « l’Etat profond ». Des contenus également diffusés au sein de groupes pro-« gilets jaunes ». Pour NewsGuard, le fait que ces théories du complot fusionnent avec des groupes aux thématiques locales relève de « l’infiltration ultime ».

« C’est inquiétant parce que QAnon nourrit une méfiance généralisée envers les institutions de manière globale et a le potentiel pour ‘booster’ d’autres théories du complot, comme les théories anti-vaccinà un moment où on va avoir besoin d’un vaccin [contre le coronavirus] », alerte Chine Labbé.

* Ces liens renvoient vers des pages en anglais.