Seine-Saint-Denis : « L’enclavement est en partie mental »

Dépolitisation, frustrations, absence de sociabilité… Didier Leschi, ancien préfet à l’égalité des chances du 93, décrypte le département. Percutant…

Le Point : Vous expliquez que la très grande proximité entre Paris et la Seine-Saint-Denis génère beaucoup de frustration et de ressentiment. Comment fonctionne ce mécanisme ?

Didier Leschi : La proximité de Paris est un facteur important de ressentiment car la Seine-Saint-Denis est dans une situation paradoxale. C’est le département d’Île-de-France où sont créés le plus d’emplois, mais les entreprises nouvellement arrivées ne recrutent pour ainsi dire pas dans le bassin d’emploi où elles sont implantées. C’est ce qui se passe, par exemple, à la Plaine-Saint-Denis, qui est l’équivalent du quartier d’affaires de la Défense dans le nord de Paris. La distance qui sépare ce qu’il y a de plus riche et ce qu’il y a de plus pauvre dans ce pays se mesure en stations de métro. Cela génère, fort logiquement, une très grande frustration sociale, en particulier chez ceux qui s’en sortent le moins : les garçons.

Comment expliquez-vous cette différence entre les sexes ?

On le voit dans les statistiques de l’Insee, une partie des garçons commence à décrocher au collège. Cela s’accentue au lycée. Selon la composition et l’origine des familles, les mécanismes de rattrapage diffèrent. Dans de nombreuses familles subsahariennes par exemple, la réussite scolaire des garçons n’est pas suffisamment valorisée pour empêcher les décrochages. Cela entraîne des conséquences dramatiques pour les filles. Je m’explique. En Seine-Saint-Denis, les jeunes garçons dominent l’espace public : le trafic de drogue, exclusivement masculin, est tenu par des décrocheurs scolaires. D’autres jeunes en échec vont se tourner vers la religion pour donner un sens au rejet de cette société qui ne leur permet pas de trouver leur place. Sauf que la religion propose, à travers la réislamisation massive, de maîtriser le corps de la femme et de le cacher. Les filles réussissent mieux à l’école, mais elles sont aussi plus souvent victimes de cette occupation masculine de l’espace public. L’égalité homme-femme dans les quartiers, c’est compliqué.

Si l’on vous suit, la frustration des jeunes hommes est totale : économique, sociale, sexuelle…

Il existe des travaux de sociologues sur cette question, mais, oui, très nettement, on assiste à un empilement des frustrations : non-réussite scolaire, éviction du système, difficulté à trouver des maîtres d’apprentissage, rapport à la sexualité compliqué, déchiré entre la pornographie et une image très traditionaliste de la femme… Ce regard ambigu sur la femme explique en partie pourquoi beaucoup de filles peuvent avoir envie de se voiler pour se protéger. Tout cela est tragique.

On a le sentiment que tout le monde a du mal à franchir le périphérique dans un sens comme dans l’autre.

Lorsqu’il y a enclavement, il n’est pas nécessairement lié à l’absence de transports. L’enclavement est en partie mental. Il peut effectivement y avoir chez certains jeunes un sentiment de malaise lorsqu’ils passent le périphérique. Allez à Aubervilliers. Cette ville qui est aux portes de Paris est l’une des plus pauvres de France, vous verrez que l’on est au cœur de cette friction. Contrairement à l’image que l’on s’en fait, la Seine-Saint-Denis est très irriguée par les réseaux de transports publics. Métros et RER permettent à une partie de la jeunesse de se retrouver dans le cœur de Paris, comme c’est le cas dans le quartier des Halles. Dans l’autre sens, le trafic de stupéfiants génère un flux de personnes important. Le trafic de drogue, c’est un transfert de richesses du cœur riche de l’agglomération vers sa marge pauvre.

On évoque le chômage comme cause de tous les maux. Imaginons que le plein emploi revienne, les problèmes seraient-ils pour autant réglés ?

L’absence de travail, liée au faible niveau de qualification, empêche d’accéder aux lieux de travail qui sont des lieux de la mobilité. Mobilité affective, sociale, professionnelle… Cette absence de sociabilité au-delà du pied d’immeuble génère les mécanismes d’enfermement personnel.

Le développement de modèles libéraux comme Uber est perçu comme un phénomène très positif par de nombreux jeunes des banlieues. Y voient-ils une solution capable de corriger les inégalités ?

Il y a chez les jeunes des quartiers une fascination pour le marché et la petite entreprise. Ils sont très libéraux. Le deal, c’est de la petite entreprise. L’idéologie libérale leur plaît, car elle répond à une envie d’argent facile, à l’idée que l’on va pouvoir trouver la martingale pour s’enrichir vite, loin des modèles promus par les pouvoirs publics qui encouragent l’accès à la fonction publique ou à l’emploi parapublic avec le secteur associatif. Ces deux secteurs ne font pas rêver, car ils sont bien modestement rémunérés par rapport aux icônes du libéralisme. Ce phénomène ancien s’accentue avec la mondialisation. Le must des vacances de beaucoup de jeunes de Seine Saint-Denis, c’est le Qatar. Prendre l’A380 pour rejoindre un pays du Golfe, c’est le top du top. Ces pays qui mélangent mondialisation clinquante et valeurs morales archaïques leur plaisent. C’est finalement la projection heureuse de ce qu’ils vivent tristement ici : le commerce ne marchera jamais au point d’en faire des millionnaires et il y a une résistance d’une partie de la société au traditionalisme religieux. Et ce qui domine dans la réislamisation, c’est le retrait de la vie sociale.

Vous défendez l’idée que la déstructuration sociale s’accompagne d’une dépolitisation dangereuse…

Je suis peut-être vieille école, mais pour moi, le collectif, la confrontation d’idées entre personnes est ce qui rend possible la sociabilité. Il y a une perte de la sociabilité évidente due à l’effondrement du mouvement ouvrier. On parle des « quartiers populaires »… mais il y a beaucoup de quartiers populaires sans peuple, au sens politique du terme ! Il n’y a plus de structuration collective pour prendre en charge la vie en société de manière positive. « Le peuple » n’est pas une masse informe, c’est un ensemble de traditions et une dynamique porteuse d’espoir. Ici nous sommes face à un phénomène pris dans une dynamique régressive aux dépens d’une émotion légitime. Prenez l’exemple de la manifestation de samedi qui a dégénéré à Bobigny. Au fond, ceux qui vont détruire, c’est ce que Marx appelait lumpen, « une partie du prolétariat trop misérable pour prendre conscience de sa condition et se rallier à la révolution ». Il manque donc des militants pour transmettre une politisation.

Vous considérez que ceux qui génèrent ces incidents n’ont aucune conscience du coût politique de leurs actes ?

Ces manifestations qui dégénèrent ne peuvent que renforcer la frange la plus réactionnaire de l’électorat, mais je pense que ceux qui font l’émeute n’ont pas conscience du coup politique. Leur démarche se joue clairement en dehors de tout intérêt collectif. Il y a 30 ou 40 ans, la politisation était telle que les manifestations auraient eu lieu dans Paris, en direction du pouvoir. Là on manifeste à Bobigny, sur son territoire. Aujourd’hui, ce qui peut ressembler à un embryon de mouvement politique n’est pas suffisamment structuré pour empêcher sa marge de le dénaturer. C’est assez symptomatique de ce qui se joue souvent en Seine-Saint-Denis : beaucoup d’initiatives positives éclosent. Mais parfois ces espoirs se fracassent, car la marge y est plus importante qu’ailleurs et insuffisamment politique pour être porteuse de progrès. Lorsque l’on brûle des voitures à Bobigny, on brûle des véhicules des catégories sociales les moins riches. C’est bien la preuve d’une absence de vision et de réflexion sur le collectif. Cette dynamique est portée par de très jeunes hommes hermétiques à la raison politique. Lorsque le sentiment de révolte n’arrive plus à être tourné vers un idéal, l’idée même de collectif disparaît. Et la religion devient le reflet d’un monde sans politique. Car parmi les rares choses qui perdurent dans certains quartiers très marginalisés, il y a des associations religieuses de type salafiste. Et ce qui domine dans la réislamisation, c’est le retrait de la vie sociale.

Une société incapable de réguler ses inégalités est-elle vouée à sombrer dans la radicalité politique et religieuse ?

Nous sommes face à une situation paradoxale. L’État a beaucoup investi, déployé des réalisations concrètes, des rénovations… sans que cela ne permette de faire retomber les tensions. Ce qui a été fait devait l’être, mais cela ne résoudra pas tout. Au fond, le problème n’est pas l’abandon. Le problème vient du fait qu’aucun investissement guidé par le haut ne pourra compenser l’absence d’un mouvement provenant de la base. Une société civile articulée à un État — même jacobin —, ça fonctionne. Un État qui met des moyens, mais sans aucun répondant en bas, c’est qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. L’État essaye de compenser l’absence de mouvement autonome dans la société civile avec des lois. C’est le cas avec la loi Lamy qui prévoyait d’instaurer des conseils citoyens. La mobilisation citoyenne ne peut fonctionner qu’avec des ressorts internes. Ces ressorts étaient auparavant animés par les partis politiques, les syndicats, le christianisme social et toute une série de mouvements qui mobilisaient la société. Mais le PS n’a pas remplacé le PCF et les salafistes n’ont pas remplacé la Joc… Plus rien ne soutient, ne critique ou ne transforme les politiques publiques mises en place par l’État. Pour les élus, c’est préoccupant. Ils sont « mal élus », par une part infime du corps électoral dans des villes où une grande partie de la population ne bénéficie pas du droit de vote.

Faut-il s’émouvoir d’une trop grande homogénéité dans certains quartiers ?

Le problème n’est pas de s’émouvoir, mais de s’interroger sur les mécanismes que l’on a mis en place. Prenons par exemple le droit opposable au logement. Son application stricte impose la prise en charge prioritaire des plus démunis dans les logements vides. Sauf que les familles les plus démunies sont très souvent des familles issues de l’immigration ou des familles qui ont des difficultés parce qu’elles ont beaucoup d’enfants. Si vous les installez dans des logements vides dans des zones peu attractives, vous accélérez l’homogénéité sociale. Il faudrait avoir le courage de s’interroger sur ces mécanismes. Le divorce entre jeunes et police ne se limite pas aux banlieues et ne date pas d’hier

Certains penseurs comme Christophe Guilluy présentent les banlieues comme faisant partie – à la marge – des gagnants de la mondialisation. Est-ce votre sentiment ?

En Seine-Saint-Denis, l’un des tout premiers bassins d’emploi, c’est Roissy. On ne peut pas faire mieux comme bénéfice de la mondialisation. Le rêve de beaucoup de jeunes, c’est d’être embauché sur la plateforme de Roissy. La RATP est l’un des premiers recruteurs de la Seine-Saint-Denis. Là aussi, c’est la proximité de Paris qui permet cela. Ce que dit Guilluy est vrai, j’y ajouterais en complément l’effet de frustration dont nous parlions tout à l’heure. On peut être davantage frustré de voir passer le train de la mondialisation sous son nez que de le savoir passer loin de chez soi…

À quand remonte le divorce entre policiers et jeunes ?

Le divorce entre jeunes et police ne se limite pas aux banlieues et ne date pas d’hier. Sauf qu’auparavant la défiance était politisée et donc canalisée. Aujourd’hui, cette dimension critique s’est effondrée, tout comme la légitimité accordée à l’institution. Paradoxalement, et on les entend peu, il y a beaucoup d’habitants des quartiers qui aimeraient bien voir plus de police chez eux. Les populations asiatiques ou encore des petits copropriétaires qui voient la valeur de leur bien s’effondrer à cause d’un trafic de drogue au pied de l’immeuble…

Vous avez été jusqu’à l’année dernière préfet à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis. Aviez-vous le sentiment d’être assis sur une poudrière ?

Non. Les policiers savent depuis très longtemps qu’il faut faire très attention avec les modes d’intervention. Ils savent qu’ils ont interdiction de poursuivre des jeunes en mini-moto, de peur de créer des accidents. Sauf que dès qu’il fait beau, les mini-motos sont de sortie, ça fait un bruit d’enfer, et à la fin de la soirée, les voisins sont au bord du craquage. Une partie de la population réclame des interventions de la police, mais elles ne se font pas de peur de créer un accident. Le seul moyen d’empêcher cela est de repérer où sont stockées les mini-motos la nuit et les saisir pendant qu’elles ne roulent pas… Il est illusoire de croire que l’ensemble de la population a de mauvais rapports avec la police. Simplement, il existe sur un même territoire des attentes contradictoires. Les choses évoluent. On voit des mairies communistes réclamer plus de policiers, des enseignants demander un agent à la porte du collège, des demandes proprement inimaginables il y a vingt ans. Une partie de la jeunesse cherche à se confronter à la police, car, d’une certaine manière, la police, c’est leur seule aventure, le seul piquant de leur existence.