l’État a dévoilé les premières mesures d’un plan de lutte contre le communautarisme et la radicalisation dans le sport. Concerné depuis de longues années par le phénomène, le monde du sport a mis du temps à en prendre la mesure.
Les visages d’Arnaud Beltrame et du terroriste Radouane Lakdim sont sur toutes les chaînes d’info. Ce 23 mars 2018, la France entière a les yeux rivés sur Trèbes (Aude), où le terroriste vient d’être abattu. Il a tué quatre personnes, dont l’officier de gendarmerie qui a pris la place d’une otage. Devant son poste, le patron d’une salle de musculation de Carcassonne est abasourdi. Il comprend que le bourreau et sa victime fréquentaient tous les deux son établissement. Le premier y pratiquait la musculation depuis deux mois. Le second y avait suivi un stage de « self-défense » avec d’autres gendarmes. Un hasard qui en dit long sur la complexité de la surveillance des milieux sportifs face au défi de la radicalisation islamiste.
Difficile, rétrospectivement, d’évaluer ce que la pratique sportive d’un terroriste nous dit de lui. Au même titre que l’école, être passé dans une organisation sportive peut être une ligne biographique neutre. Mais lorsqu’il s’agit de sports de combat ou de mise en forme, ces pratiques peuvent avoir été un entraînement. Abdel Malik Nabil-Petitjean, l’un des deux bourreaux du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray en 2016, pratiquait ainsi la boxe à Aix-les-Bains, mais aussi le handball à Montluçon, plus près du lieu de l’attaque. On s’aperçoit que les profils les plus variés peuvent fréquenter les mêmes structures, qui sont autant des lieux d’entraînement que de socialisation.
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En novembre 2017, le Creps d’Île-de-France, situé à Châtenay-Malabry, a fait face à ce type de problématiques. Le compte rendu d’un conseil disciplinaire, document que nous avons pu consulter, remonte jusqu’à la direction pour signaler une « possible situation de radicalisation ». Le mot déclenche un vent de panique. L’organisme public, chargé notamment de la formation des agents publics et animateurs sportifs, a un problème avec un stagiaire. L’homme, qui veut devenir formateur de judo, refuse d’appliquer certaines consignes. Il invoque des raisons religieuses. Dépassé par les événements, son référent alerte la hiérarchie et c’est lui qui en premier utilise le terme de « radicalisation ». Le jeune homme, excellent judoka, refuse de baisser la tête devant le tatami ou ses adversaires. Interrogé, il explique qu’il lui est impossible de « s’incliner pour saluer un musulman ou toute autre personne, que ce soit en inclinant le haut de son corps ou la tête, ou en s’agenouillant ». Il refuse également de saluer les femmes. Son comportement n’est pas violent. Il n’oblige personne à agir comme lui.
« Les réactions oscillent entre deux excès : le déni ou la panique. Le juste milieu est difficile à atteindre, Muriel Domenach, ancienne secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation
Mais à quelques jours du deuxième anniversaire des attentats de Paris, la situation est inflammable. Ce qui aurait pu être géré comme une revendication communautaire ou une faute disciplinaire est immédiatement raccroché à la menace terroriste. « Nous avons tout de suite prévenu la direction de l’UCLAT (Unité de la coordination de la lutte antiterroriste), la préfecture et le commissariat du coin », raconte un haut cadre du Creps. Le judoka n’est pas surveillé par les services de renseignement ni considéré comme dangereux. Il finira exclu à l’issue d’un conseil de discipline, quelques jours plus tard. « Il n’envisageait pas de revenir sur ses habitudes. Il a compris qu’elles étaient incompatibles avec la mission de professeur de judo et les valeurs de ce sport », commente la même source. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose, mais un déclic. Depuis, le Creps organise des rencontres sur la radicalisation. Sur son site officiel, une rubrique dédiée a même été créée.
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« Les réactions oscillent entre deux excès : le déni ou la panique. Le juste milieu est difficile à atteindre », résume Muriel Domenach, ancienne secrétaire générale du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). C’est toute la difficulté lorsque l’on s’intéresse à ce sujet. Les chiffres sont rares ou anciens. Pendant des années, les réponses ont été insuffisantes. Au sein du ministère des Sports, les alertes n’étaient pas prises au sérieux et divisaient. « Personne ne voulait regarder le problème en face et ceux qui faisaient remonter des situations problématiques étaient systématiquement dénigrés.
Pour le ministère des Sports, il s’agissait d’une affaire de police », se souvient un fonctionnaire qui a collaboré avec plusieurs cabinets ministériels. Les lanceurs d’alerte se succèdent pourtant entre 2012 et 2017. Une demande de mandat de l’inspection de la jeunesse et des sports est refusée, tandis que plusieurs notes sont rédigées par des responsables de fédérations inquiets de ce qu’ils observent sur le terrain. La lutte, les sports collectifs et de combat sont particulièrement concernés.
Les nombreux témoignages et documents que nous avons compilés soulignent les mêmes dérives communautaires. Non-respect des tenues réglementaires, utilisation d’infrastructures sportives pour délivrer un message religieux ou prier, refus de la mixité au club ou de la nudité dans les douches, mais surtout pressions sur les personnes non musulmanes. Un lutteur passé en équipe nationale raconte ainsi qu’en compétition de haut niveau, on lui reproche son attitude « qui ne respecte pas les préceptes de l’islam ».
Aux Championnats d’Europe de ju-jitsu brésilien à Lisbonne, l’an passé, un participant assure qu’il a retrouvé son bacon dans la poubelle et a reçu des « menaces d’égorgement dans son sommeil » après avoir protesté. Un père de famille déplore de ne pas avoir pu faire lutter son enfant lors d’une compétition de sports de combat en Bourgogne « parce que c’est une fille ». Les anecdotes glanées dans toutes les disciplines, mais particulièrement les sports collectifs et de combat, dessinent un tableau peu amène.
Sans étude exhaustive à ce jour, il est cependant difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène. Impossible de se procurer les statistiques récentes des signalements au numéro d’urgence dédié. En novembre 2017, lors d’un colloque, un haut responsable de l’UCLAT affirme que 828 sportifs sont surveillés pour radicalisation en région parisienne. Et que parmi eux, 38 % pratiquent des sports de combat, 15 % la musculation et 13 % un sport collectif. À la même date, confie un organisateur de ce colloque, dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), « 147 personnes ont été identifiées dans des milieux sportifs pour la seule région Île-de-France. Près de la moitié était connue des services de police quand près d’un tiers semblait adhérer à des thèses djihadistes. » En décembre dernier, Le Canard enchaîné citait « plusieurs sources policières » et avançait, sans en dire plus, qu’une « vingtaine d’athlètes de haut niveau seraient sous surveillance ».
« Lorsque l’on explique à la direction des sports que les tenues réglementaires ne sont plus respectées, on nous dirige vers l’Observatoire de la laïcité, ce n’est pas sérieux » Un responsable d’une fédération
Des chiffres difficiles à recouper. Certains documents internes de fédérations que nous avons consultés permettent cependant de confirmer que la situation est alarmante. « Il faut avoir des oeillères pour ne pas comprendre que petit à petit des pans entiers du règlement ne sont pas respectés, or nous sommes des fonctionnaires et c’est notre métier de nous en assurer. Nous sommes les représentants de l’État », s’insurge le responsable d’une fédération. « Lorsque l’on explique à la direction des sports que les tenues réglementaires ne sont plus respectées, on nous dirige vers l’Observatoire de la laïcité, ce n’est pas sérieux. Les manquements au règlement devraient être sanctionnés plus sévèrement », poursuit ce dernier.
En 2015, déjà, un rapport des renseignements territoriaux avait fait grand bruit. Pour la première fois, le sport était montré du doigt comme une problématique à part. Reçu comme un électrochoc par les institutions, il est pourtant truffé d’approximations et de mélanges des genres. Les prières dans les vestiaires et les clubs confessionnels y sont pointés du doigt au même titre que des pratiquants d’arts martiaux sous l’étroite surveillance des brigades antiterroristes. La frontière entre repli communautaire et radicalisation est souvent mal comprise.
« L’entre-soi et les atteintes à la laïcité ne signifient évidemment pas qu’il s’agit de radicalisation islamiste. Les deux sujets ne peuvent pas être mis au même niveau » Patrick Karam, vice-président (LR) de la région Île-de-France en charge du sport et de la jeunesse.
Dans ce rapport, les fonctionnaires épinglent notamment le club de foot AS Barbe d’Or, à Roubaix. Des joueurs y arboreraient de longues barbes non taillées, « parfois jusqu’à la ceinture ». Sur place, en mai 2017, nous avions, pour les besoins d’un livre*, découvert une réalité plus complexe. L’AS Barbe d’Or avait fermé et ceux qui le fréquentaient avaient investi un stade flambant neuf. Au petit chalet de bois qui abritait la buvette, on ne servait certes pas d’alcool mais une serveuse en débardeur décolleté nous avait accueillis. Interrogés sur un ex-membre de l’équipe qui avait rejoint Daech, les entraîneurs bottaient en touche. « Franchement, on s’en fiche de Daech, ce sont des fous et ils nous font que des problèmes », lançait l’un des coaches. Une enquête du quotidien la Voix du Nord avait révélé que c’était par une filière identifiée par la police que le footballeur de l’AS Barbe d’Or avait rejoint l’organisation terroriste.
Le club de foot n’aurait pas joué de rôle particulier. « Il est indispensable de faire une distinction. L’entre-soi et les atteintes à la laïcité ne signifient évidemment pas qu’il s’agit de radicalisation islamiste. Les deux sujets sont importants mais ne peuvent pas être mis au même niveau », explique Patrick Karam, vice-président (LR) de la région Île-de-France en charge du sport et de la jeunesse. « Quelqu’un qui a une pratique religieuse qualifiable d’extrême, un comportement qui le sépare du reste de la société et qui tient des propos conspirationnistes ou menaçants mérite d’être signalé », affirme Muriel Domenach.
Sur les 20 derniers attentats perpétrés en France, 24 terroristes sont connus pour avoir fréquenté un établissement sportif, selon l’ex-gendarme Médéric Chapitaux
« Les dérives communautaires sont des signaux faibles. Il faut faire attention à éviter les discriminations, mais à l’inverse il ne faut pas les négliger ou les sous-estimer », tranche Médéric Chapitaux. Cet ex-gendarme et ancien directeur technique de la Fédération de boxe pieds-poings termine un doctorat sur la radicalisation dans le sport et forme les fonctionnaires à cette problématique. Au début de chacune de ses conférences, il dresse la liste des auteurs d’attaques terroristes en France depuis 2012 et rappelle leur pedigree sportif. Sur les 20 derniers attentats perpétrés en France, 24 terroristes sont connus pour avoir fréquenté un établissement sportif, avance-t-il. « Les cas sont très variés, mais le sport est clairement identifié comme un moyen de tester, de recruter ou d’aguerrir et doit donc être pris très au sérieux », ajoute-t-il. Pour faire face à cette situation, les fermetures administratives se multiplient. Décrétées par les préfectures, officiellement pour des raisons de normes non respectées, elles sont motivées par des facteurs communautaires. C’est notamment le cas de la salle de tir de Wissous, dans l’Essonne, fermée en avril 2018 pour des raisons de sécurité. La note de la préfète de l’Essonne Josiane Chevalier adressée au cabinet du ministère de l’Intérieur ne laisse aucun doute sur les raisons officieuses du contrôle. Le courrier rappelle qu’en 2012, le propriétaire du club s’était fait remarquer à propos d’une précédente salle dont la clientèle était « composée de personnes présentant des signes extérieurs d’une religion islamiste rigoriste ». Et de préciser que « ces inquiétudes se sont avérées fondées, l’un des terroristes du Bataclan, Samy Amimour, ayant bénéficié de trois séances d’initiation » dans ce même lieu.
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Le stand de tir de Wissous a, quant à lui, corrigé ses manquements à la sécurité et rouvert ses portes, faisant étrangement écho au courrier de la préfète de l’Essonne, qui expliquait que si les normes venaient à être respectées, elle serait « dépourvue de moyens d’action ». La tâche est titanesque. Le plan national de prévention de la radicalisation (PNPR), lancé en 2018 par le gouvernement, consacre deux points au monde du sport. Le ministère des Sports est désormais contraint de désigner un « responsable de la citoyenneté » dans chaque fédération sportive et auprès de ses services déconcentrés (directions régionales et départementales), ainsi qu’un agent de liaison en son sein. Environ deux cents de ces référents « prévention de la radicalisation et citoyenneté » se sont d’ailleurs retrouvés lors d’un colloque à Paris les 13 et 14 février.
Dans son discours, la ministre Roxana Maracineanu leur a rappelé « deux axes incontournables : la sensibilisation, la formation des acteurs, d’une part, et le contrôle des structures, d’autre part… » Des évolutions encourageantes mais qui se cantonnent aux questions de prévention. Lorsque, en juin dernier, les députés Éric Diard (LR) et Éric Poulliat (LREM) publient un rapport sur la radicalisation islamiste dans les institutions, le ministère des Sports est le seul concerné à ne pas recevoir les deux rapporteurs. Il faut attendre octobre et l’attentat de la préfecture de police pour qu’une date soit arrêtée. Mais une semaine avant le rendez-vous, le cabinet de Roxana Maracineanu annule sans raison. Comme l’a révélé le Canard enchaîné, il faudra l’intervention du Premier ministre pour que l’entretien soit organisé le 12 décembre.
Le séminaire de février veut prouver que la leçon a été retenue. « Nous voulons développer une culture de la vigilance dans le sport et faire en sorte que les éducateurs sachent vers qui se tourner au niveau local », plaide l’agent de liaison du ministère, Philippe Sibille. L’homme est un gendarme motard de carrière et n’a aucune expérience du renseignement. Jusqu’ici son rôle se borne à multiplier les interventions de « sensibilisation », d’autant qu’il n’a pas accès au FSPRT, le fichier dédié aux signalements pour la prévention de la radicalisation. Concernant les dérives et abus observés sur le terrain, c’est aux préfectures concernées d’agir au cas par cas, affirme-t-il. La prise de conscience est décidément bien lente.
* « Un cartel nommé Daech », de Benoît Faucon et Clément Fayol (éditions First document).