Jules Boyadjian, directeur du pôle justice du Groupe SOS, tire le bilan du programme Pairs, qui accompagne depuis 2018 des détenus pour les aider à se désengager de l’idéologie djihadiste.
Propos recueillis par Christophe Ayad et publiés sur le site lemonde.fr, le7 10 2022
Le groupe associatif SOS, leader dans l’entreprenariat social, est chargé depuis 2018 du programme d’accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs), qui vise au désengagement de détenus de l’idéologie djihadiste violente et repose sur un accompagnement pluridisciplinaire. Jules Boyadjian, 35 ans, directeur du pôle justice de SOS, tire un bilan de l’expérience en cours au moment de quitter son poste.
Est-ce que la déradicalisation, ça marche ? Est-ce seulement possible ?
Tout dépend de ce que l’on met dans ce concept. Si on considère, comme souvent en France, que la déradicalisation est une sorte de lavage de cerveau à l’envers qui conduit à adhérer à la République, au drapeau tricolore et à la Marseillaise, ce n’est pas ce qu’on fait, parce que ça ne fonctionne pas.
Si on entend par « déradicalisation » le fait de renoncer à la violence, d’avoir un cheminement idéologique qui conduit à identifier les fragilités de son propre discours et de s’inscrire dans une démarche de réinsertion, alors oui, nous faisons de la déradicalisation. Il faut comprendre que les personnes que nous accompagnons sont toutes minées par des carences psychosociales ou identitaires. Et elles perçoivent, dans l’engagement djihadiste, un palliatif à leur souffrance et une quête identitaire existentielle. Donc nous devons travailler à la fois au désengagement et à la réinsertion. A l’issue de nos programmes, les personnes que nous accompagnons peuvent reprendre une formation, devenir artisans ou créer des projets sociaux et contribuer à l’effort de solidarité. On a tous les types de publics.
Pouvez-vous parler des résultats obtenus ?
Depuis que nous avons ouvert le programme Pairs, en octobre 2018, nous avons accueilli 255 personnes, dont 194 étaient concernées par une entreprise terroriste. Les autres se sont radicalisés en détention à la suite d’autres infractions. Toutes sont mises sous main de justice, la plupart encore en détention ou en liberté conditionnelle. Plusieurs sont des « revenants » de Syrie, qui sont de plus en plus nombreux à sortir de détention. Nous fixons, en termes de désengagement, différents paliers : le palier minimum, c’est l’imperméabilité au discours djihadiste ; la version la plus aboutie, c’est la capacité à produire du contre-discours. Rares sont ceux qui arrivent au dernier palier, mais tous doivent arriver au premier palier.
Y a-t-il eu des échecs ?
Il est toujours délicat de parler en termes d’échec et de résultat. Nous avons une file active permanente de plus de 100 personnes environ. Forcément, notre vigilance s’adapte. Lorsque nous avons des craintes majeures, nous les signalons. Et dans deux cas, il y a eu un retour en détention à la suite des craintes que nous avions d’un risque de passage à l’acte. On ne peut pas dire que c’est le produit d’un programme qui se serait mal passé. Au contraire, l’une de ces deux personnes est revenue dans le programme et elle a depuis un projet sans aucun lien possible avec la radicalisation. Elle est désengagée. Une autre personne est toujours en détention.
A cela s’ajoutent cinq à dix des personnes qui sont retournées en détention, soit parce qu’elles ne respectaient pas leurs obligations, soit parce qu’elles ont commis des actes de délinquance, mais sans lien avec le terrorisme. Donc on peut considérer, à la lumière de ces chiffres, qu’on a construit une réponse en termes de politique publique qui fonctionne.
Là où nous avons des difficultés, c’est avec les personnes pour lesquelles la radicalisation se greffe sur une maladie d’ordre psychiatrique. C’est important parce que cela correspond à un cas de récidive récente : l’attaque d’une policière municipale en Loire-Atlantique qui, certes, n’a pas été considérée comme du terrorisme. Nous en avons parlé avec le procureur national antiterroriste, qui partage nos préoccupations. On a été confrontés à la crise sanitaire, l’agence régionale de santé d’Ile-de-France est à l’écoute de nos préoccupations. Je pense qu’il faudra renforcer ce dispositif, peut-être par une refonte de l’obligation de soins qui permette de prendre en charge ce type de public.
Donc il n’y a pas eu de cas de récidive ?
Non ! Tout le monde pensait qu’il était impossible de réinsérer des radicalisés. Or personne n’est passé à l’acte violent dans un cadre terroriste. C’est important de le souligner. L’infraction terroriste étant une infraction de prévention, je prends quelques pincettes en répondant à cette question.
Quelle est la durée moyenne du programme ?
Globalement, entre un an et trois ans. Parfois, nous sommes contraints par la mesure judiciaire. Il y a évidemment des rapports de fin de mesure. Il y a certaines personnes pour lesquelles on fait état d’une inquiétude plus importante. A l’issue de la procédure, il n’y a plus de référent. Après, les services font leur travail.
Comment procédez-vous : en insistant sur les arguments religieux ou sur le respect de la loi ?
Premièrement, on commence par les vulnérabilités. Si on ne les appréhende pas, les mêmes causes conduiront aux mêmes effets et le discours de désengagement glissera. Donc nous agissons dans un cadre pluridisciplinaire qui inclut des acteurs de terrain, des travailleurs sociaux, des psychologues. Ensuite, il y a la dimension religieuse. On recourt à des médiateurs du fait religieux. Nous ne prodiguons pas une version de l’islam, mais à travers l’étude des sources, le contexte de révélation des textes, l’étude linguistique, on décortique et on bat en brèche des éléments fondamentaux de la pensée djihadiste, et même celle des Frères musulmans. Sur le rapport à la loi, ces personnes sont sous main de justice. Le rapport à la loi est omniprésent et nous le mettons en regard de la question du châtiment qui existe dans la pensée djihadiste, notamment la question du juste châtiment.
Les « revenants » sont-ils aussi réceptifs que les autres ?
Les personnes revenues de Syrie représentent un quart à un tiers de nos bénéficiaires. Et cela va aller en augmentant. Très souvent, on constate qu’elles en sont revenues dans tous les sens du terme et sont prêtes à une action de désengagement. A l’inverse de ceux qui ont échoué à partir et ont une frustration. Les derniers « revenants » que nous avons rencontrés mettent en exergue le fait que l’échec de Daesh est dû au fait que c’était une version intermédiaire inaboutie du projet dans lequel ils voulaient se projeter. Donc là-dessus, il faut nuancer.
Prenez-vous en charge des femmes ?
Sur 255 personnes, nous avons accompagné 69 femmes, donc un échantillon assez significatif. On va davantage travailler l’empowerment [la prise de décision, la responsabilité], l’estime de soi, l’autonomie dans une relation qui, lorsqu’elle repose sur des fondamentaux religieux, peut parfois créer des relations de loyauté toxique, voire culpabilisante. On doit travailler la question du rapport homme-femme à la lumière de ces problématiques-là.
Participez-vous à la prise en charge des enfants revenus des camps syriens ?
Nous sommes un dispositif pour majeurs, mais nous avons la chance d’avoir de jeunes mères et, par leur truchement, nous observons la question des enfants. Nous sommes confrontés à une politique publique qui n’est pas assumée pour des questions d’opinion et donc n’a pas été organisée. Aujourd’hui, on a une multitude d’institutions qui gravitent autour de ces enfants, avec la protection judiciaire de la jeunesse, les éducateurs, les psychologues, etc. A la fin, ça en devient contre-productif. On prend le risque que ces enfants, qui ont eu une jeunesse abominable, soient exposés à une adolescence chaotique.
La prison est-elle le refuge du djihadisme aujourd’hui en France ?
La prison est le réceptacle de tous les maux de la société française et rares sont les personnes qui, en détention, se convertissent à une version pacifique de l’islam. Pour autant, il y a un travail important qui a été conduit, par la pénitentiaire, de professionnalisation des agents de probation sur la question de la radicalisation et de déploiement de médiateurs du fait religieux qui font un travail de prévention. Il y a une révolution dans la prise en compte de la radicalisation qui est en cours et qui se diffuse. Mais on est dans un contexte très particulier, dans lequel le risque zéro n’existe pas. C’est une problématique de manque de moyens.
Le problème, c’est qu’on considère que la radicalisation est un phénomène continu et progressif, ce qui est faux. C’est un phénomène qui peut évoluer de manière très brutale et soudaine. On peut avoir une évaluation à un moment précis et un certain nombre d’éléments endogènes et exogènes qui vont conduire à une évolution extrêmement rapide.
Avec l’accalmie en cours et les procès des attentats, peut-on dire que la page du terrorisme djihadiste est tournée ?
C’est une question délicate. Les reculs de Daesh privent l’organisation d’une capacité à projeter des attentats terroristes de Syrie ou d’Irak. La réponse antiterroriste française évolue également, avec une modification de la législation qui date de Bernard Cazeneuve [loi du 13 novembre 2014]. La DGSI continue de déjouer des attentats terroristes de manière très régulière. Et, plus modestement, nous contribuons à la lutte contre la récidive terroriste.
Il reste que plusieurs milliers de personnes ont voulu partir en Syrie dans les années 2010, en rupture avec le récit national. Cela doit nous conduire à nous interroger. Or, il a été dit qu’expliquer, c’était déjà un peu excuser [une phrase prononcée par l’ex-premier ministre Manuel Valls, deux semaines après l’attentat du 13-Novembre]. Par conséquent, ce débat essentiel dans la société n’a pas pu avoir lieu. Et aujourd’hui, on se rend compte que cet impensé a entraîné des tensions. On est passés d’une logique de l’absurdité du monde, comme l’avait décrite Albert Camus et qu’on retrouve dans les récits de nos usagers terroristes, à une logique de confrontation. De ce point de vue, je ne suis pas convaincu que la France aille mieux qu’avant 2015.
Quelles traces pensez-vous que la vague d’attentats des années 2010 va laisser dans la société française ?
Pourquoi la France a-t-elle été particulièrement concernée par le djihadisme dans les années 2010 ? C’est une question qui mérite d’être posée. Il y a un contexte : c’est la dénonciation des idéologies élevées comme un dogme, l’opposition érigée entre spiritualité et citoyenneté, le cynisme de notre diplomatie… Tout cela, on le retrouve dans les récits de la jeunesse et constitue un terreau fertile pour le développement de l’idéologie djihadiste et son approche extrémiste. Il y a aussi une polarisation très forte entre ceux qui entretiennent une obsession de l’islam et ceux qui, parmi les musulmans, ont un sentiment de victimisation. Nous sommes confrontés à cela tous les jours dans notre travail de désengagement.
Il y a aujourd’hui des dispositifs de lutte contre la radicalité. Mais que propose-t-on comme contre-modèle ?
Il y a une réponse individuelle et une réponse collective. A l’échelon individuel, on travaille à savoir si on a des personnes qui ont un désir d’engagement personnel, qu’on réinsère dans des projets d’ordre associatif ou culturel. Certaines femmes qui sont passées par nos programmes ont été nominées pour des prix grâce à leur engagement.
A l’échelon collectif, on doit faire entendre qu’on peut être musulman dans la République française, mais que l’islam, en tant que projet de société, n’est pas compatible avec la République. L’islam en tant que religion a parfaitement droit de cité dans notre République. Le fait que le Louvre, qui est le joyau de notre culture et de notre patrimoine, réserve un espace pour l’art islamique, est une réponse magistrale à ceux qui ont du mépris pour la culture musulmane. Il se passe énormément de choses lors des visites que nous organisons. Ceux qui suivent nos programmes ont souhaité s’inscrire dans une destinée qui n’était pas le projet républicain. C’est un problème politique. Qu’est-ce qu’on propose à la jeunesse de notre pays ?
Vos programmes sont-ils applicables à l’ultradroite ?
Nous en discutons énormément avec nos partenaires européens qui eux, ne font pas de distinction entre la radicalisation d’extrême droite et la radicalisation djihadiste. Les Etats-Unis considèrent depuis 2017 que le risque d’attentats au nom du suprémacisme blanc est plus important que le risque d’attentats djihadistes. Au sein même de notre programme, nous avons eu des personnes qui étaient radicales d’extrême droite et qui se sont ensuite passées à un point de vue djihadiste. Nous défendons le fait que ces programmes doivent être ouverts à des radicalités d’extrême droite. Force est de constater que nous avons pris du retard sur cette question.
Christophe Ayad