Piero Ignazi, professeur italien de sciences politiques, explique la crise traversée par les partis politiques traditionnels français, qui ne peuvent plus compter que sur leur forte implantation locale et sur l’aide de l’Etat.
Propos recueillis par Anne Chemin publié sur le site lemonde.fr, le 19 04 2022
Professeur de sciences politiques à l’université de Bologne (Italie), Piero Ignazi est l’un des plus grands spécialistes européens des formations politiques. Au lendemain d’une déroute sans précédent en France pour les partis traditionnels comme le Parti socialiste (PS) et Les Républicains (LR), et d’un grand succès pour les deux nouveaux partis que sont La République en marche (LRM) et La France insoumise (LFI), le politiste italien, auteur de Parti et démocratie, Histoire d’une légitimité fragile (Calmann-Lévy, 2021), analyse les mutations de la vie politique française.
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Deux des trois partis qui sont arrivés en tête lors de l’élection présidentielle, LRM et LFI, ont été créés autour d’une figure importante de la vie politique – Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Relèvent-ils pour autant du même modèle partisan ?
Ces deux partis ont des points communs. Le premier, c’est effectivement qu’ils ont été construits autour d’une personnalité politique de premier plan : les formations de ce type se sont multipliées, ces dernières décennies, en raison du rôle croissant, dans la vie politique, des ressources en communication. Le deuxième, c’est qu’ils accordent une grande importance aux réseaux sociaux et à la société numérique, même si ce trait est plus accusé à LRM qu’à LFI : il n’y a quasiment pas, dans les groupes locaux du parti présidentiel, d’activités militantes au sens classique du terme. Le troisième, c’est qu’ils sont faiblement structurés : bien que LRM soit dirigé par le haut, les deux partis laissent beaucoup de liberté aux instances locales.
Malgré ces points communs, LRM et LFI ne relèvent pas tout à fait du même modèle. Emmanuel Macron a créé son parti de toutes pièces alors qu’il n’avait aucune autre expérience politique que celle de ministre : le mouvement s’est entièrement construit autour lui. Jean-Luc Mélenchon a en revanche derrière lui un long parcours d’élu : il a été conseiller municipal, sénateur, ministre, député européen et, quand il a quitté le PS, il a créé le Parti de gauche, puis LFI. Ce dernier aura sans doute beaucoup moins de mal à survivre au départ de Jean-Luc Mélenchon que LRM au départ d’Emmanuel Macron.
Comment définiriez-vous, en tant que politiste, le parti de Marine Le Pen, le Rassemblement national (RN) ?
Fondé en 1972, le Front national, devenu RN, est un parti beaucoup plus traditionnel que LRM ou LFI. D’abord parce que sur le plan idéologique, il puise l’essentiel de ses références dans une histoire et une tradition anciennes – celle de l’extrême droite française. Ensuite parce qu’il est aussi fortement structuré que les anciens partis dits « de masse » : le bureau politique national exerce un contrôle très fort sur l’ensemble de l’organisation, les échelons locaux, départementaux et régionaux sont nombreux et il y a des organisations de jeunesse.
Le PS et LR, les deux grands partis de gouvernement français, ont obtenu moins de 5 % des voix au premier tour de la présidentielle. Comment analysez-vous leur échec ?
Un phénomène étrange est en train de se produire : la France compte deux systèmes partisans parallèles – un système national structuré autour de l’élection présidentielle, et un système local marqué par les traditions politiques plus anciennes.
Les partis traditionnels comme le PS et LR sont quasiment absents des enjeux présidentiels, mais ils conservent une forte implantation locale : ce sont des mouvements « notabiliaires », c’est-à-dire structurés autour d’élus locaux qui dominent des villes, des départements ou des régions. LRM ou LFI s’imposent en revanche aisément lors de l’élection présidentielle, mais ils ont beaucoup de mal à remporter des mandats municipaux ou régionaux.
Comment comprendre cette dichotomie ? Les scrutins locaux, qui se jouent sur le terrain, exigent une mobilisation militante que peuvent fournir les partis traditionnels alors que le scrutin présidentiel, qui se déroule à la télévision et sur les réseaux sociaux, s’accommode très bien des structures légères des nouvelles formations.
Les partis tels que nous les connaissons sont nés au XIXe siècle – Max Weber disaient qu’ils étaient les « enfants de la démocratie et du suffrage universel ». Dans quelles conditions ont-ils émergé ?
La naissance des partis est étroitement liée, dans les pays européens, à l’émergence des droits civils et politiques – suffrage universel, liberté d’expression, liberté de la presse, liberté d’association –, mais aussi à l’alphabétisation de la société et à l’amélioration des conditions de vie. Si les formations politiques italiennes se sont développées plus tard que leurs homologues françaises, britanniques ou allemandes, ce n’est pas un hasard : c’est parce que la société civile y était beaucoup plus fragile.
Dès leur naissance, ces partis se sont vu confier une mission de « canalisation » des demandes sociales, selon le mot du politiste italien Giovanni Sartori : leur rôle consistait à structurer et à hiérarchiser les demandes multiples et contradictoires des citoyens, afin de les transmettre vers les dirigeants politiques. C’est encore leur mission aujourd’hui.
Vous rappelez dans votre livre que le mot « parti » vient de « partire », qui veut dire, en latin, diviser. En France, les partis sont beaucoup plus faibles qu’au Royaume-Uni, en Allemagne ou dans les pays scandinaves. Est-ce le fait d’une culture politique marquée par la hantise de la division – un trait que l’on retrouve dans la naissance tardive, dans l’Hexagone, des syndicats (1884) ou des associations (1901) ?
La Révolution française est effectivement marquée par une grande méfiance envers les corps intermédiaires : la loi Le Chapelier, en 1791, interdit ainsi tous les groupements professionnels. A cette tradition défavorable aux partis s’ajoute, en France, l’idée que la personnalité d’un élu compte autant, sinon plus, que son programme : depuis le XIXe siècle, la vie politique repose pour beaucoup sur des notables locaux qui ne sont pas forcément actifs dans des organisations collectives permanentes. C’est pour cette raison qu’en France, les partis dits « personnels » sont si puissants : c’est le fruit d’une culture politique qui se méfie fortement des partis structurés.
La France a malgré tout, après la seconde guerre mondiale, connu de grandes formations politiques – notamment le seul parti « de masse » de l’histoire française, le Parti communiste français (PCF). Pourquoi le climat de l’après-guerre a-t-il été aussi favorable aux partis ?
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, cette épiphanie des formations politiques est un phénomène européen : sur le continent, l’après-guerre marque le retour de la paix, mais aussi de la liberté et de la démocratie – et donc du pluralisme. Les partis bénéficient fortement de ce climat, d’autant que certains d’entre eux, notamment en Italie et en France, ont joué un rôle central dans la Résistance en versant leur sang pour la liberté. Lire aussi (archive de 2006) :Le « parti » et la Résistance. C’est pour cette raison que le PCF, le soi-disant « parti des 75 000 fusillés », bénéficie dans ces années-là d’une grande légitimité politique.
En France, à quand la crise des partis politiques traditionnels remonte-t-elle ?
La crise commence dans les années 1980, avec l’émergence des deux familles politiques qui vont marquer la fin du XXe siècle : les Verts et la nouvelle extrême droite. Parce que les partis traditionnels de l’époque ne parviennent pas à répondre aux nouvelles demandes sociales sur l’environnement et l’immigration, ils s’affaiblissent – d’autant qu’ils ont du mal, en raison de la corruption, à préserver leur légitimité. Ils se replient alors sur eux-mêmes : ils n’arrivent plus à recruter des militants et à organiser des mobilisations.
Faute d’adhérents, ils deviennent, pour rester en vie, de plus en plus dépendants des financements publics. Grâce à l’aide généreuse de l’Etat, ils restent puissants dans les assemblées et les structures centrales, ils disposent de permanents nombreux et de sièges prestigieux, comme le PS rue de Solférino [que le parti a dû quitter en 2018], mais leur ancrage dans la société s’affaiblit.
C’est cette coupure avec le monde social qui explique la crise des partis traditionnels : retranchés dans la « citadelle » du pouvoir, intégrés à un degré sans précédent dans l’Etat, ils n’ont plus de lien avec la société. Ces partis « Etat-centrés » sont devenus des agences parapubliques sourdes aux besoins des citoyens.
Diriez-vous que les partis sont en cours de mutation ou qu’ils sont en train de disparaître ?
Ils sont en transition vers un modèle qu’on ne connaît pas encore. Les partis sont nés dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment de l’émergence de la société industrielle, mais dans les années 1970-1980, cette société est entrée en crise, comme l’ont montré les sociologues Michel Crozier ou Alain Touraine.
Le déclin de l’industrie, de la religion et des grands récits idéologiques a engendré une société postindustrielle individualisée, voire atomisée, que les partis politiques ont du mal à saisir et à représenter. Et maintenant on est entré dans la société digitale, qui a achevé de les déstabiliser : si LRM et LFI s’y sont bien adaptées, les formations traditionnelles ont eu beaucoup plus de mal à gérer cette nouvelle donne.
La démocratie est-elle concevable sans les partis ?
Non. Dans une démocratie représentative, il n’y a pas d’issue hors des partis politiques. D’abord parce qu’il faut qu’une structure canalise les demandes des citoyens, mais aussi parce qu’elle constitue un gage de responsabilité : à la fin d’un mandat, ce n’est pas l’élu, mais le parti, qui assure la continuité d’un projet – et c’est cette longue durée qui garantit aux électeurs l’existence d’une responsabilité politique.