Dans son livre, « On a tous un ami noir », François Gemenne, chercheur sur le climat et les migrations, déconstruit de nombreuses idées reçues sur les migrations et renverse nos perspectives.
article par Julia Pascual publié sur le site lemonde.fr, le 27 10 2020
Livre. Non, ce n’est pas la « misère du monde » qui migre vers les pays riches, mais bien plus souvent ceux qui ont les moyens de quitter leur pays pour investir dans une vie meilleure ; par corollaire, c’est l’extrême pauvreté qui dissuade les départs et pas la fermeture des frontières, qui, elle, alimente le commerce de ceux qui les font franchir illégalement, trafic le plus rentable au monde derrière les armes et les drogues…
Dans son dernier ouvrage paru sous le titre On a tous un ami noir, François Gemenne, chercheur sur le climat et les migrations à l’université de Liège, en Belgique, s’amuse à déconstruire nombre d’idées reçues. Avec beaucoup de bon sens et souvent de l’humour, il renverse nos perspectives sur les migrations. Comme lorsqu’il se remémore les nombreux débats auxquels il a été invité sur le thème « L’immigration, chance ou fardeau pour nos sociétés ? » et fait mine de se demander si des débats posés dans les mêmes termes sur les personnes âgées ou handicapées seraient acceptés…
« Obsession de la frontière »
Ainsi François Gemenne rappelle que l’Afrique est « de loin le continent qui migre le moins » et que, « par comparaison, l’Europe occidentale migre deux fois plus » ; il nous apprend qu’« un tiers des immigrés en France sont nés en Europe » et que la France reçoit chaque année 25 milliards de dollars (21,3 milliards d’euros) de remises d’épargne de ses expatriés. Il calcule encore qu’une expulsion coûte à l’Etat un peu moins de 14 000 euros, soit « l’équivalent de six mois du revenu moyen des Français ». C’est aussi dans le but de bousculer les a priori les plus ancrés dans l’imaginaire collectif qu’il redit que le taux d’entreprenariat des immigrés est supérieur à celui des Français et que notre économie s’accommode utilement d’une situation dans laquelle 27 % des maçons, 23 % des chauffeurs de taxi ou encore plus 30 % des domestiques et des concierges d’immeuble sont des immigrés…
Au-delà de ces exercices de gymnastique intellectuelle, M. Gemenne dresse le constat que « notre regard sur les migrations est défiguré par notre obsession de la frontière » et que les migrations sont en réalité « l’impensé politique majeur de ce début de XXIe siècle ». « Ce qui frappe, quand on examine les chiffres de l’immigration en France, c’est qu’il est impossible d’y déceler l’action des différents gouvernements, malgré l’avalanche de lois, souligne-t-il. Les chiffres de l’immigration sont remarquablement stables. » La situation ne diffère pas à l’échelle mondiale : un peu plus de 3 % de la population mondiale vit en dehors de son pays de naissance, une donnée « remarquablement stable depuis au moins soixante ans ».
De quoi relativiser les phénomènes de « vagues » commentés au gré de l’actualité ces dernières années. D’ailleurs, le premier pays européen à accueillir des réfugiés – l’Allemagne – arrive loin derrière la Turquie, la Colombie, le Pakistan et l’Ouganda. L’Europe n’en demeure pas moins la destination la plus dangereuse : elle concentre chaque année « plus de 50 % de tous les décès de migrants répertoriés dans le monde ». On sort de cette lecture avec les idées bousculées et un peu plus de hauteur de vue.
« On a tous un ami noir », de François Gemenne (Fayard, 256 p., 17 euros).