Nabil Wakim, journaliste au « Monde » né au Liban et ayant grandi en France, publie « L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France » (Seuil), une enquête personnelle sur le rapport des enfants de l’immigration avec leur langue maternelle. Extraits.
Extraits par Nabil Wakim publiés sur le site lemonde.fr, le 30 09 2020
[L’arabe est la deuxième langue la plus parlée en France, avec 3 millions ou 4 millions de locuteurs ; mais seuls 14 000 élèves l’apprennent dans les collèges et les lycées. Né au Liban, Nabil Wakim, journaliste au Monde, a grandi en France après que ses parents ont quitté le pays, en 1985, pendant la guerre civile. Dans « L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France (Seuil) », il interroge le rapport que les enfants issus de l’immigration entretiennent avec leur langue maternelle. Nous en publions quelques extraits.]
Bonnes feuilles. Je suis né à Beyrouth, au Liban, en 1981, pendant la guerre, puis j’ai déménagé en France, à l’âge de 4 ans. Je suis devenu journaliste au Monde, j’écris et je parle un français châtié. Par contre, je suis nul en arabe. Pourtant, j’ai grandi avec. Plus encore : l’arabe est ma langue maternelle. Celle que m’a parlée ma mère à la naissance, celle de mes premiers jeux d’enfant, celle de mes plats préférés. Quelque part entre mes 4 ans et mes presque 40 ans, j’ai perdu l’arabe en cours de route. Sans vraiment y faire attention, sans vraiment savoir pourquoi.
Pendant toute mon adolescence, j’ai chassé l’arabe de ma vie : j’étais Français, je parlais français, j’avais des bonnes notes en français, les choses étaient très simples. Rien ne m’ennuyait plus que les vacances estivales au Liban, où je devais supporter l’ingrat rituel familial, heureusement atténué par les quantités de houmous et de knéfé que cela permettait d’ingurgiter. J’ai refusé bêtement d’apprendre l’arabe, j’ai écouté les sermons de ma grand-mère avec une moue amusée et frondeuse.
Et me voilà, à 38 ans, incapable de soutenir une conversation décente. Oh, bien sûr, je sais commander un chich taouk dans un restaurant ou échanger une ou deux politesses avec un chauffeur de taxi. Mais je ne comprends pas combien je dois payer s’il ne bascule pas vers l’anglais ou le français – autant dire que, dans un pays comme le Liban, c’est une bonne technique pour se faire souvent arnaquer.
Je ne peux pas écouter les infos à la radio ou à la télévision – ce qui est quand même ridicule quand on est journaliste. Alors mener une interview ou faire un reportage en arabe ? Impossible. Je parle pourtant un anglais teinté d’accent yankee et un espagnol andalou aux sonorités chantantes. Mais je suis analphabète dans ma langue maternelle. Et depuis dix ans, je suis paralysé : impossible de parler l’arabe, impossible de ne pas le parler.
« Ma seule technique, c’est de coller un sourire idiot à mes lèvres et de hocher la tête »
Le même sentiment me submerge, avant même de savoir que je vais aller au Liban. Je pense des mois à l’avance à la scène qui va immanquablement se produire à l’aéroport. L’avion atterrit à l’aéroport Rafic-Hariri, les passagers applaudissent. Le soleil et la chaleur humide nous saisissent en sortant. Jusqu’ici tout va bien.
Et puis je me dirige vers le contrôle de police. Mon angoisse monte d’un premier cran. Je tends mon passeport au type dans sa guérite. Mon passeport français, mais bon. Je m’appelle Nabil et je suis né à Beyrouth, pas besoin de travailler à la CIA pour comprendre que je suis Libanais. D’autant plus que je donne aussi un mystérieux papier froissé, un extrait d’acte de naissance en arabe agrémenté d’une photo absolument flippante de mes 14 ans, époque bénie où mes week-ends insouciants étaient consacrés à jouer à Warcraft II.
Un grand moment de honte
Il me regarde. Il plisse les yeux. Dit un truc en arabe que je ne comprends pas à son collègue. Je transpire encore plus que d’habitude. J’observe que mon frère et ma sœur sont déjà passés sans encombre. Ma tête s’emballe : « ils » ne vont pas me laisser rentrer et je ne saurais pas quoi répondre. Je ne sais pas expliquer que je viens voir ma grand-mère, me baigner, manger du mloukhié et acheter des pâtisseries à la pistache.
Le type est en général un peu empoté et me pose toujours la même question molle : « C’est quoi le nom du village, là ? « Karkha », je réponds. Le village d’origine de mon père, perdu quelque part dans le sud du Liban. Souvent, il me demande aussi : « Où est-ce que ça se trouve, précisément ? » J’ai retenu l’expression « Bil jnoub » (« dans le Sud »), pour avoir un vague truc à répondre. Ça se corse. S’il me demande autre chose, je suis mort.
Ma seule technique, c’est de coller un sourire idiot à mes lèvres et de hocher la tête, comme si j’étais un raélien prêt à être dépouillé sur-le-champ de tous mes biens avec dévotion. Pendant des années, chaque voyage au Liban commençait par ce grand moment de honte. Je ne sais même pas comment on dit « honte » en arabe.
Les Français qui font semblant de parler arabe disent la « hchouma ». Moi, j’ai jamais entendu ce mot. Le Larousse arabe (oui, ça existe) m’apprend que la hchouma est plutôt une « inconduite qui suscite la honte ». « Avoir un comportement que la communauté qualifie de hchouma consiste à se déconsidérer et à entraîner la désapprobation, le discrédit sur soi », explique l’anthropologue Marie-Luce Gélard. C’est peut-être un mot qu’on n’emploie qu’au Maghreb, mais ça correspond assez bien à ce que je ressens. (…)
Quand j’étais en seconde, dans un lycée de centre-ville à Lyon, le proviseur me trouvait trop agité, même si mes notes n’étaient pas si mauvaises. Il avait alors proposé un deal au conseil de classe : Nabil peut passer en première, mais il change de lycée, pour aller dans un établissement où il aura des cours d’arabe. Il est Arabe, qu’il aille donc avec les Arabes. A l’époque, la proposition m’avait semblé si saugrenue que je n’y avais pas prêté attention : c’était évident qu’il s’agissait de me dégrader, de m’envoyer vers un bahut moins coté, pour se débarrasser de moi. J’ai refusé en prenant des grands airs et j’ai fini par passer en première.
Peut-être ai-je écarté cette possibilité d’apprendre l’arabe parce que j’avais totalement intégré l’idée qu’apprendre l’arabe ne servait à rien pour avancer dans la vie. Puisque l’arabe a une faible valeur sociale, pourquoi passer du temps à apprendre une langue qui pourrait m’enfoncer davantage dans des stéréotypes ? A partir du moment où mon cerveau a compris qu’apprendre l’arabe n’avait pas de bénéfice social, il a darwiniennement décidé que ce n’était pas un avantage dans l’évolution. Exit l’arabe, bienvenue l’anglais, l’espagnol, Emile Zola, le Scrabble et Serge Reggiani.
« L’arabe du quotidien est une langue directive et fine à la fois : on parle à l’impératif aux gens qu’on aime »
Presque tous les enfants d’immigrés que j’ai rencontrés à l’occasion de ce livre ont eu ce sentiment d’être passés à côté de l’arabe pour des raisons sociales.
L’une de celles qui en parlent le mieux est la chanteuse Camélia Jordana. J’avoue que je connaissais mal ses chansons avant de découvrir par hasard qu’elle avait chanté en arabe sur son dernier album, Lost. Elle m’a reçu avec son très jeune chien dans son QG parisien, un hôtel de la porte Saint-Martin où elle connaît tout le monde. Et elle m’a raconté son enfance de filles d’immigrés algériens dans la banlieue de Toulon, dans le Var : « J’ai l’arabe dans l’oreille depuis que je suis toute petite. L’arabe, c’est un souvenir de moi allongée sur la banquette chez ma grand-mère, les fesses en l’air, écoutant parler mes tantes et ma mère. Mais je ne comprenais presque rien, seulement certaines expressions : “viens”, “ferme la porte”, “éteins la lumière”. Une manière de parler qui a l’air très directive, mais qui est aussi une marque d’intimité. »
Une langue qui n’était pas la bienvenue à l’école
En l’écoutant, je me suis vu, l’été, au Liban, bercé de conversations en arabe auxquelles je ne comprenais que pouic, dans des effluves de sirop de rose et de knéfé. L’arabe du quotidien est une langue directive et fine à la fois : on parle à l’impératif aux gens qu’on aime. Les traductions en français rendent rarement justice à cet arabe parlé familier et bourru.
Camélia Jordana : « C’est hyper-frustrant pour moi de ne pas parler l’arabe. C’est une langue sublime, très philosophe, brillante, il y a une manière de dire les choses, pleine de punchlines, une forme de sagesse proverbiale. » Oui mais. « En même temps, quand j’étais ado, j’avais honte que ma tante et ma mère parlent arabe. Dans le Var des années 1990, le FN devait faire 90 % des voix, et moi j’avais droit à beaucoup de “sale Arabe” dans la cour de l’école. Je disais “parlez plus doucement”, mais ma mère s’en fichait, elle continuait, et moi ça m’énervait… »
Sur son album Lost – qui a connu un succès très modeste par rapport à ses premières chansons –, elle a tenu à chanter en arabe : il lui a fallu mobiliser sa mère, qui lui traduisait ses textes en lui laissant de longs messages vocaux sur WhatsApp. « Quand j’ai dit que j’allais chanter en arabe, mon label n’était pas content. Ils m’ont prévenue que l’arabe, ça ne passait pas à la radio. Les seuls endroits où ça passe, c’est FIP et France Inter, parce que c’est des darons qui sont dans leurs fauteuils et boivent du cognac. Ils m’ont dit : “Mets du français dans ton album si tu veux que ça passe à la radio” – en même temps, je ne leur en veux pas, leur boulot c’est de s’assurer que je vais être diffusée… »
(…) Il y a trois ou quatre millions d’arabophones en France, mais l’arabe est perçu comme une langue qu’il faut refouler, qu’il ne faut pas mettre sur le devant de la scène. La sociologue et écrivaine Kaoutar Harchi explique pourquoi en des termes assez simples : « C’est un concentré de stéréotypes racistes sur les Arabes, la langue est perçue comme dégoûtante, illégitime. Ça classe immédiatement – et ça déclasse surtout – de manière très rapide. Le sociologue Pierre Bourdieu dit que les langues valent ce qu’elles valent socialement. »
Qui détermine la valeur sociale d’une langue ? Est-ce qu’il y a une Bourse avec des ventes d’actions, des OPA, une commission de régulation ? Sur ce marché, la langue arabe en France ne s’échange visiblement pas très cher – du moins dans l’espace public.
La cinéaste Houda Benyamina m’a ainsi raconté que, dans sa famille, on parlait l’arabe à la maison, mais que l’école lui a vite fait comprendre que cette langue n’était pas la bienvenue. Elle a grandi dans un quartier populaire de Viry-Châtillon, en région parisienne.
Les « beurs » sont sympas, l’Arabe est inquiétant
« Au collège, je me souviens d’une conseillère d’éducation qui nous avait expliqué que c’était malpoli que nous parlions en arabe entre nous. Cela m’avait particulièrement énervée parce qu’elle était Américaine et parlait en anglais dans les couloirs avec les élèves anglophones. Elle avait le droit de parler en anglais et pas moi en arabe ? se souvient-elle. La plupart du temps, on ne te dit pas : ne parle pas l’arabe. Mais c’est de l’ordre du ressenti. Tu sais qu’il ne vaut mieux pas, tu gardes ta honte pour toi. »
(…) L’écrivaine franco-algérienne Leïla Sebbar raconte dans son livre Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003) son dégoût pour cette langue « roulée, hurlée, violente et obscène » – elle a grandi dans une famille où le père, militant du FLN, était marié à une Française et parlait le français à ses enfants. Cette idée que l’arabe est une langue de voleurs et d’hommes sales réside tout entière dans l’expression populaire « travail d’Arabe ». Une tâche faite à la va-vite par quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il fait, un boulot paresseux et sale. Le mot « arabe » lui-même est rarement utilisé de manière positive : les « beurs » et les « beurettes » sont sympas, l’Arabe est inquiétant et pauvre.
Comme me l’a dit la journaliste Nadia Daam, « quand tu es gamin et que tu vois que la langue qu’on parle à la maison elle est utilisée pour ricaner, ça ne donne pas envie de se l’approprier ». « On le voit quand on fait venir des classes à l’Institut du monde arabe, raconte Bruno Levallois, ancien président du conseil d’administration et ancien inspecteur général d’arabe. Beaucoup de Français enfants d’immigrés en sortent bouleversés de ce qu’ils apprennent soudain sur leur histoire. Ils se disent : j’ai le droit d’exister et d’être fier de cette culture. C’est parfois un gros choc psychologique. »
« La langue arabe, c’est comme une boîte de gâteaux libanais : je n’ai su que bien plus tard que les gens pouvaient trouver ça beau et bon »
Un peu comme quand je cachais les gâteaux libanais que me donnait ma mère pour les anniversaires de mes copains d’enfance : un jour, j’avais entendu l’un d’eux déglutir de dégoût après avoir testé un nougat aux pistaches entouré de pâte d’abricot. Pendant des années ensuite, j’ai empilé les boîtes dans le tiroir de ma chambre pour les cacher du regard des autres, ne pas me taper la honte et ne pas attrister ma mère.
La langue arabe, c’est comme une boîte de gâteaux libanais : je n’ai su que bien plus tard que les gens pouvaient trouver ça beau et bon, quand mes collègues de travail se pâmeraient devant des maamoules aux dattes ou des baklavas aux pistaches. Il m’a fallu du temps pour découvrir que la langue arabe pouvait être un avantage dans la vie, que ce n’était pas qu’une langue de pauvres, d’immigrés, de marginaux.
(…) J’en viens à me demander si j’ai consciemment fait le choix de planquer mon arabe, pour être plus présentable. On dirait le sketch des Nuls sur l’épicier arabe. Chez le bien nommé Hassan Cehef, on trouve de tout, il est toujours d’accord pour faire crédit et en plus il est gentil et vous offre un petit cadeau. Je trouve encore ce sketch très drôle, je dois reconnaître qu’il tape juste : l’Arabe arrangeant, celui qui trouve des solutions, on est d’accord pour lui laisser une place, s’il n’en bouge pas. C’est celui-là qu’on aime.
Comme à l’époque coloniale, le bon Arabe, c’est celui qui ne se plaint pas et qui fait ce qu’on lui dit de faire. Le bon Arabe, c’est celui qui ne transforme pas le paysage avec sa langue, sa culture, sa religion. Le bon Arabe, c’est celui qui choisit d’être le meilleur en français plutôt qu’en arabe. Je me rends compte que je suis un peu comme ça. Je suis devenu journaliste, je suis prof à l’école de journalisme de Sciences Po, je connais les noms de tous les fromages de nos régions, les accents particuliers du français isérois et picard, les textes des chansons de la IIIe République et les noms des courants de la SFIO. En fait, le « bon Arabe », c’est moi. Celui qui n’a pas l’air trop Arabe. Celui qui ne parle pas l’arabe
« L’Arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France », de Nabil Wakim (Seuil, 208 pages, 17 €).