« Loi immigration : les cinq conditions d’un compromis transpartisan » Tribune de Pierre Henry, Le Monde

Le projet de loi en son état actuel aggrave une situation déjà dramatique mais il est peut-être encore temps de parvenir à compromis transpartisan, acceptable par l’ensemble des forces de progrès, estime, dans une tribune au « Monde », Pierre Henry, président de l’association France Fraternités

Publié par le monde.fr,  28  novembre 2023

Le débat sur l’immigration et l’asile au Sénat a accouché d’un projet de loi populiste en ce sens que son objet n’est pas d’apporter des solutions à des situations concrètes, mais de permettre à quelques politiciens des droites extrêmes de prendre une posture martiale. Ce projet ne répare rien. En épousant fausses informations, clichés et autres lubies des temps présents, il aggrave en de nombreux cas une situation déjà dramatique. Ce qui fait dire à nombre d’associations et à certaines formations politiques de gauche que ce texte doit dès lors être rejeté en bloc. N’est-ce pas aller vite en besogne ?

En effet, il y a trois mois, une voie d’espoir transpartisane était apparue avec la publication, le 11 septembre dans le quotidien Libération, d’une tribune de 35 parlementaires appelant à la régularisation par le travail dans les métiers en tension de personnes séjournant sur le sol français depuis plusieurs années. Ce sujet complexe était abordé avec nuances. Pour quelles raisons obscures éloignées du bien commun faudrait-il aujourd’hui abandonner cette démarche de bon sens ?  Les Français attendent de la représentation parlementaire responsabilité et dignité. Cette double exigence pourrait être satisfaite à cinq conditions, constitutives d’un compromis acceptable par l’ensemble des forces de progrès et de gouvernement de l’arc républicain, laissant les droites extrêmes à leurs démons.

La première est celle du maintien en l’état du dispositif d’aide médicale réservé aux étrangers en situation irrégulière : mécanisme de prévention, il représente un bouclier de protection pour l’ensemble des citoyens de ce pays. Il protège tout un chacun, son coût est maitrisé et représente moins de 0,49 % du budget de l’assurance maladie. La fraude y est marginale, parfaitement documentée, et l’existence de ce dispositif est un sas utile pour protéger les urgences hospitalières de l’embolie qui les guette s’il venait à disparaitre.

La seconde est d’inscrire dans la loi, un processus de régularisation permettant aux personnes travaillant dans des métiers en besoin de main d’œuvre, résidant en France depuis plusieurs années de s’y engager en toute confiance et transparence. La situation aujourd’hui est ubuesque à de nombreux égards. Elle oblige les personnes a avoir recours à des mécanismes de fraude (travail sous alias ou sans fiches de paie). Elle les maintient souvent dans l’assistanat à charge de la communauté nationale.  Ainsi, plusieurs dizaines de milliers de personnes hébergées dans des structures d’urgence se trouvent privées de toutes perspectives raisonnables d’en sortir.

La troisième est le rétablissement du droit du sol pour les enfants nés sur le sol français. La République est fraternelle parce qu’elle estime qu’un enfant né en France, même de parents étrangers, qui  y a séjourné de manière continue, qui y a passé sa scolarité devient français à sa majorité, parce que la nationalité ne repose pas sur l’ethnie mais sur la socialisation. Inutile, confuse et discriminatoire, la mesure voulue par le Sénat et consistant à restreindre ce droit nous renvoie au siècle dernier et à la période des ministres de l’intérieur Charles Pasqua (1986–1988 et 1993–1995) et Jean-Louis Debré (1995-1997). La compréhension du monde en marche arrière et l’utilisation de grossiers stratagèmes est détestable pour qui prétend tenter régler les problèmes de l’heure.

La quatrième condition préalable à un compromis doit amener la représentation parlementaire à refuser de pénaliser a priori le séjour irrégulier d’un étranger.  Il n’y a aucun motif légitime à cette pénalisation qui n’est que de posture et qui entre en contradiction avec les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle n’aide en rien à ce que des étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement administrative et ou judiciaire quittent le territoire français.

Enfin, le projet de loi, dont l’asile n’est pas l’objet principal, entend procéder à une réforme radicale de la procédure d’examen des recours. De l’analyse de ce texte, il ressort qu’à l’aune de l’objectif recherché d’efficacité, ni l’urgence d’une telle réforme, ni son bien-fondé ne seraient justifiés. En effet, l’essentiel de l’augmentation des délais de jugement constatés n’est pas imputable au fonctionnement collégial de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). La cinquième condition est donc le renoncement à l’instauration d’un juge unique et le maintien de cette collégialité qui contribue à la qualité de l’instruction et des décisions rendues. Elle vaut pluralité de compétences, de regards professionnels et de voix, en délibéré comme à l’audience.

La noblesse de la politique est en toute chose la recherche d’un compromis. Sur un sujet aussi complexe que la question migratoire, certains font métier de simplisme dans une période propice à toutes les manipulations.  Aux démocrates, humanistes, républicains de montrer qu’une voie raisonnable est possible sans céder aux bonimenteurs !