Loi immigration : France fraternités prend position

Président de l’association France Fraternités, et ancien directeur général de France Terre d’asile, Pierre Henry s’avoue «stupéfait» par les débats autour du projet de loi sur l’immigration porté par le gouvernement, considérablement durci par la commission mixte paritaire. Un «point de bascule» qui signe «l’acte de décès du macronisme», selon lui.

Article de Sylvain Mouillard, libération, 19/20 décembre 2023

Que vous inspirent les tractations d’arrière-cuisine menées dans le cadre de la commission mixte paritaire sur le projet de loi immigration qui viennent de s’achever par un accord entre LR et la majorité ?

Que nous sommes loin du bien commun et de l’intérêt des Français. Nous assistons à un spectacle désolant de petite politique d’arrière-boutique. Après un an et demi de simili débat sur la question migratoire, aboutir à ce renoncement total, c’est stupéfiant. Je ne comprends pas comment le gouvernement peut se mettre dans la main de LR de cette façon. En 2017, beaucoup de Français ont voté Emmanuel Macron pour éviter le programme de François Fillon. En 2022, LR a réalisé 4,8 % des voix à la présidentielle avec Valérie Pécresse. Dix-huit mois plus tard, la droite réalise un putsch idéologique, en courant elle-même déjà derrière le Rassemblement national (RN). Je ne vois pas quel est le calcul politique, sauf à se dire qu’on coupe le chemin au RN. Mais on va toujours préférer l’original à la copie…

Quelle logique derrière cette volonté de durcir le quotidien des étrangers, qu’ils soient en situation irrégulière ou régulière ?

Les mesures débattues ne sont pas dans l’intérêt des Français : elles vont au contraire plonger dans une situation encore plus précaire des gens en situation difficile. On entend depuis deux semaines des éléments de langage selon lesquels ce projet de loi est en phase avec les aspirations des Français, qui souhaiteraient plus d’ordre. Mais si on regarde les sondages, on remarque deux choses : nos concitoyens ne sont pas mal à l’aise avec l’idée de renvoyer des étrangers qui commettraient des crimes et des délits ; mais ils considèrent aussi normal de régulariser des gens qui travaillent, dans des secteurs en tension ou ailleurs. Avec cette volonté de restreindre les aides sociales non contributives, comme les APL, on va créer de la très grande pauvreté. Il faut savoir que les allocations sociales non contributives versées aux ménages en situation régulière représentent en moyenne 338 euros par mois, ce qui leur permet de sortir de l’extrême pauvreté. En différant le versement des APL, on va laisser des gens dans le système d’hébergement d’urgence. Et on parle là de personnes qui pourraient être en France depuis cinq ans, avec des papiers.

Comment analysez-vous la position de la supposée «aile gauche» de la majorité, qui semble se rallier sans sourciller aux thèses des droites extrêmes ?

Avec ce tripatouillage politique, on a d’abord le déshonneur, avant un désaveu qui risque d’être terrible. La France a connu depuis quinze ans des marqueurs très forts sur la question migratoire : la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, le discours de Nicolas Sarkozy à Grenoble en 2010 [lors duquel l’ancien président a fait le lien entre délinquance et immigration, ndlr], le débat sur la déchéance de nationalité. Cet épisode marque un point de bascule, l’acte de décès du macronisme. J’étais de ceux qui voulaient un compromis, sur des bases de régularisations pour les travailleurs sans papiers, de maintien du droit du sol, de permanence de l’attractivité de notre pays pour les étudiants étrangers. Ça se paiera très cher dans les urnes.

En quoi cette trentième loi immigration en quarante ans est-elle particulière ?

Il est de coutume dans les milieux associatifs de dire qu’on assiste depuis quarante ans à une remise en cause des droits des étrangers. Mais on était toujours dans une forme d’équilibre entre des politiques de centre gauche et de centre droit. Là, on remet en cause le droit du sol, on instaure la préférence nationale, on refuse les régularisations et on questionne certaines garanties procédurales pour les étrangers en situation irrégulière. La France est en train de rejoindre un certain nombre de pays illibéraux en Europe, comme la Hongrie, l’Italie ou les Pays-Bas. Et qu’un gouvernement se voulant du centre en soit responsable, c’est terrible. La France n’est pas une nation ethnique et instaurer une forme de préférence nationale est un choc culturel. Dans un pays où est profondément ancrée la notion d’égalité, c’est rompre avec notre histoire.

Article à retrouver ici :

https://journal.liberation.fr/reader/article/8c33d6e2-0d5d-4b0a-9612-75aa9b3ae8f4/3ee62a12-b4ca-4247-9cab-a0ce897296eb