Imposer le voile à la femme est la plus dure et la plus horrible forme d’esclavage.
Nous n’avons trouvé aucun texte dans la charia qui exige le voile de la sorte que nous connaissons. Ce n’est qu’une coutume. C’est pour cela que nous ne voyons aucun inconvénient à discuter du sujet, et à insister sur le besoin des gens à changer cette coutume.
C’est quand même étonnant ! Pourquoi ne demande-t-on pas aux hommes de porter le voile ou de dérober leur visage au regard des femmes s’ils craignent tant de les séduire ? La volonté masculine serait-elle inférieure à celle de la femme ? Qasim Amin, La libération de la femme, 1899.
S’il est péché de regarder la femme, alors cache tes yeux, pas la femme. Nizami Gencevi, poète perse (1140-1209)
article écrit et publié par Naëm Bestandji sur son blog éponyme, le 12 09 2018
Ces citations montrent que le voile fait depuis longtemps débat au sein du monde musulman. Moins depuis la révélation du Coran que par sa prescription construite plusieurs décennies après la mort du Prophète en s’appuyant sur des hadiths douteux et un détournement des textes coraniques par des hommes plus préoccupés par leurs libidos que par la spiritualité.
En France, cette question est vive. Cela s’explique par l’accroissement de l’exhibition et des revendications de l’intégrisme musulman à travers son symbole politique et sexiste qu’est le voile. Un phénomène qui effraie plus que partout ailleurs dans le monde. Notre héritage laïque est le fruit de l’inquisition catholique, des conflits entre l’Église et la royauté puis surtout la République, du traumatisme des guerres de religions qui trouvèrent leur « apothéose » dans le massacre de la Saint Barthélémy. Cela s’explique également par les luttes féministes qui trouvent leur source dans la Révolution Française. Pour la majeure partie de la population, il est hors de question de revenir en arrière, de s’asseoir sur des acquis laïques et féministes obtenus parfois au prix de drames et du sang. Par l’idéologie et les conceptions du monde et de la femme qu’il véhicule, le voile et ses revendications font planer des conflits et des idées rétrogrades que nous espérions révolues.
Ce que je nomme la « rhétorique d’inversion » permet aux islamistes d’inverser les rôles pour trouver des soutiens et faire avancer leur idéologie. D’oppresseurs ils se présentent comme d’éternels opprimés. Antidémocrates et anti-laïques, ils se présentent comme les défenseurs des Droits humains et de la laïcité. En investissant ces terrains qui sont les nôtres, ils empêchent d’aller voir ce qui se passe sur le leur : les luttes internes entre intégristes et musulmans progressistes. Le voile et le statut de la femme sont au cœur de leurs conflits, exactement comme ce qui nous oppose aux islamistes.
Beaucoup estiment qu’il n’est pas utile d’aller sur le terrain théologique. La laïcité est censée se suffire à elle-même pour parer à tout envahissement religieux. Bien maîtriser le concept de laïcité et nos lois républicaines serait suffisant. Or, notre laïcité s’est construite en réponse aux débordements de la religion chrétienne. Cette dernière n’est pas l’islam, et l’intégrisme musulman est différent de l’intégrisme catholique. Refuser de comprendre les mécanismes de l’islamisme, souvent par paresse intellectuelle, affaiblit la laïcité au quotidien. La première conséquence grave de cette ignorance est d’avoir reconnu le voile comme signe religieux. Au-delà de l’aberration théologique (1), cette reconnaissance a aussi officiellement reconnu l’intégrisme musulman comme étant l’islam tout court. De ce fait, elle a contribué à rejeter les musulmans progressistes, à la fois en France mais aussi dans les pays musulmans.
Il est donc nécessaire d’investir le terrain des islamistes (la théologie) comme ils ont investi le nôtre (la laïcité). Bien connaître son adversaire (ici ses faiblesses théologiques) est le meilleur moyen de le combattre. Les islamistes l’ont compris depuis longtemps. Pointer ces instrumentalisations de l’islam bien éloignées de la religion permettra à notre bouclier laïque d’être plus cohérent, plus juste et plus efficace. Il n’est pas question de s’improviser théologien mais d’écouter celles et ceux qui luttent contre les islamistes depuis des décennies. Ces hommes et ces femmes, théologiens, islamologues, universitaires spécialistes de l’islam, intellectuels, qui s’appuient sur les mêmes sources coraniques que les salafistes et autres Frères Musulmans mais en apportent de toutes autres explications.
Selon les interprétations, les intégristes considèrent le voile comme obligatoire, les autres n’y voient qu’une vague recommandation de cacher l’échancrure de la poitrine et les parties sexuelles de la femme à travers des versets qui évoquent des circonstances précises du VIIe siècle.
Les partisans du port du voile se basent sur trois versets (un quatrième est plus rarement avancé). Que disent exactement ces textes ? Le Coran attribue-t-il réellement une spiritualité et une religiosité au voile ? Y-a-t-il vraiment consensus entre tous les « savants » musulmans concernant cette « obligation religieuse », comme l’affirment les intégristes ? Pourquoi entend-on si peu d’avis divergents ?
Le Coran étant très laconique, et l’obsession sexuelle des intégristes si puissante, qu’ils préfèrent s’appuyer bien plus sur les hadiths que sur leur Livre saint. Mais les hadiths posent deux problèmes. Ce sont des propos et gestes du Prophète rapportés par des témoins directs (dont la parole est censée faire foi) et transmis oralement à travers le temps par des dizaines de milliers de personnes. Ils ont été recueillis et compilés plusieurs centaines d’années après la mort de Mohamed. Par définition, ils ne peuvent donc être crédibles, peu importe leur degré de fiabilité supposée. Nous savons également aujourd’hui que nombre de ces hadiths sont apocryphes et postérieurs à la mort du Prophète.
Au-delà de la non-fiabilité des milliers de hadiths, ou plutôt en conséquence, on peut y trouver tout et son contraire, y compris des hadiths qui contredisent le Coran. Chacun y puisera ainsi ce qui conviendra à son discours, sans oublier l’interprétation que chacun fera des hadiths en question. La seule source qui peut faire foi est le Coran (sans entrer dans les débats sur l’élaboration et la fixation de celui-ci, étalées sur plusieurs décennies après la mort du Prophète).
Les islamistes prétendent appliquer le Coran à la lettre. Selon eux, les textes religieux se suffisent à eux-mêmes. Dans son célèbre ouvrage Le licite et l’illicite en islam publié au début des années 1960 (2), le théologien Frère Musulman Youssef Al-Qaradhawi le rappelle par une mise au point où il fait une distinction entre deux catégories de « savants » : La première s’attache beaucoup à l’Occident au point d’adopter ses coutumes et sa façon de voir. (…) Elle module ses idées par rapport aux conceptions occidentales. La deuxième s’attache à un avis du licite et de l’illicite et se tient au texte sans chercher plus loin. Dit autrement, il est inutile d’utiliser ses neurones et de trop réfléchir. Tout serait dans le texte coranique et les hadiths. Il explique les versets sans aucune mise en contexte, uniquement à travers ce qu’il croit être les yeux et la mentalité de l’époque où ces textes ont été écrits. Le mimétisme du Prophète et de ses compagnons l’emporte sur l’utilisation de la raison. Mais son propos répond aussi à ses détracteurs, preuve que le consensus martelé par les intégristes n’existe pas. Quelle est cette catégorie qui « s’attache beaucoup à l’Occident au point d’adopter ses coutumes et sa façon de voir » et qui « module ses idées par rapport aux conceptions occidentales » (accusation classique des intégristes pour discréditer toute opposition) ?
Qasim Amin (1865-1908), dont j’ai partagé quelques citations au début de mon introduction, est considéré comme le premier penseur féministe arabo-musulman. Il s’inscrit dans le mouvement de la Renaissance musulmane (Nahda) né à la fin du XIXe siècle face au constat de la léthargie du monde islamique qui contrastait avec le dynamisme intellectuel et scientifique de l’Occident dans un contexte colonial combattu par ces nouveaux penseurs. Ils déploraient le dogmatisme théologique des « savants » de leur temps. Ils désiraient utiliser l’Histoire, la philosophie et l’ensemble des sciences humaines pour une nouvelle approche des textes coraniques. A leurs yeux, le progrès et la modernité n’étaient pas incompatibles avec la religion. Ils voulaient débarrasser l’islam de toutes les coutumes qui s’y étaient greffées depuis des siècles. Mohamed Abduh (1849-1905), grand mufti d’Égypte à partir de 1889, est considéré comme l’un des pères de la Nahda. Qasim Amin fut l’un de ses disciples. Mais il s’éloigna de son mentor pour aller encore plus loin. Si Mohamed Abduh dénonçait l’interprétation abusive du Coran concernant le voile intégral et le statut avilissant de la femme musulmane, il acceptait quand même l’idée d’un voile laissant apparaître le visage et les mains. En s’appuyant sur le Coran, Qasim Amin estima que c’est le voile dans son ensemble qui pose un problème. Ses thèses reçurent les foudres des conservateurs. Ses livres furent censurés ou, tout du moins, quasiment jamais réédités.
Qasim Amin (1865-1908)
Avec l’université Al Azhar au Caire, l’université Zitouna à Tunis fut durant plusieurs siècles l’autre phare de l’islam sunnite. Le Tunisien Tahar Haddad (1899-1935) en fut l’étudiant le plus célèbre de la période contemporaine. Avant de devenir militant politique et syndicaliste, il étudia l’islam dans cette université durant six ans. Plus de trente ans après Qasim Amin, il milita également pour l’émancipation des femmes musulmanes dans son pays. Auteur de plusieurs articles sur ce sujet à la fin des années 1920, il écrivit en 1930 un ouvrage qui fera date : Notre femme dans la législation islamique et la société. Ses idées furent sévèrement condamnées par ses pairs, dont l’université de la Zitouna.
Mort en exil et dans le dénuement, il fut réhabilité vingt ans plus tard. A l’indépendance du pays en 1956, Habib Bourguiba s’inspira de la pensée de Tahar Haddad pour la rédaction du Code du Statut Personnel qui apporta des droits aux femmes et traça le chemin vers plus d’égalité. Une situation unique dans le monde musulman.
Journée de la femme en Tunisie, 13 août 1966. Habib Bourguiba dévoile deux femmes.
Reportage diffusé par l’ORTF le 8 janvier 1968.
Si Tahar Haddad fut l’étudiant le plus célèbre de l’université Zitouna, Mohamed Tahar Ben Achour (1879-1973) en fut l’une des plus importantes figures. Il était en Tunisie le plus haut dignitaire religieux de son temps. Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, sa plus grande œuvre est une monumentale exégèse du Coran en trente volumes sur laquelle il travailla durant quarante ans. Dans la lignée de l’islam des Lumières et du mouvement de réforme islamique de la fin du XIXe siècle, il recommandait une démarche scientifique et l’utilisation de la raison pour l’analyse et l’interprétation des textes coraniques.
Comme tous les musulmans rationalistes, il considère que Dieu est éternel mais que ce dernier n’a jamais laissé croire que toutes ses paroles l’étaient. Dieu transcende le temps, sa parole est inscrite dans le temps. A aucun moment dans le Coran il est permis de confondre Dieu et sa Parole. A aucun moment il est permis de déduire, de l’éternité de Dieu, l’éternité de sa Parole, comme l’ont expliqué plus récemment des musulmans progressistes (3). Certains versets ont vocation à être intemporels et universels, d’autres répondent à une situation qui concerne l’époque et les contemporains de la Révélation. Les rationalistes ne renient pas ces versets. Ils veulent les comprendre et les remettre dans leur contexte pour les adapter à l’époque et à la société dans lesquelles nous nous trouvons. Selon eux, respecter l’esprit du verset prime sur la littéralité qui ne peut qu’aboutir à une déformation du message divin.
Mohamed Tahar Ben Achour, historien de formation, n’a eu de cesse de rappeler le contexte historique de la Révélation. Le monde n’est plus le même aujourd’hui. Prenons le verset 34 de la sourate 4 : Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes, Haut et Grand !
La philosophie, la psychologie, la prise de conscience de l’aspect violent, dégradant et humiliant des violences conjugales ont fait évoluer le monde. Si ce verset a codifié l’autorité maritale pour limiter les violences conjugales de son époque, il n’est plus possible d’envisager aujourd’hui que cela puisse se produire, même en dernier recours. Mohamed Tahar Ben Achour affirme donc que le pouvoir séculier doit interdire et punir ces violences (4).
Le reste du verset devrait aussi se discuter à la lumière du monde d’aujourd’hui. Contrairement aux islamistes, les rationalistes n’ont pas de tabous, tout peut être débattu.
Mohamed Tahar Ben Achour (1879-1973)
Voilà ce que Youssef Al-Qaradhawi et l’ensemble des islamistes pointent du doigt. Ces quelques exemples parmi beaucoup d’autres font partie d’un mouvement qui révulse les intégristes. Ils n’auront de cesse de le combattre et de le discréditer.
Le verset cité montre que le Coran n’est pas qu’un livre religieux. C’est aussi un livre politique, juridique et social. Sa Révélation s’est déroulée sur deux périodes. La première est mecquoise. Les sourates révélées ont trait à la spiritualité et aux devoirs religieux des musulmans. La deuxième est la période médinoise où les sourates relèvent des aspects politiques ainsi que de l’organisation juridique et sociale de la société musulmane. Les versets concernant le « voile » ont tous été révélés lors de la période médinoise. Ils concernent les mœurs et la protection des « femmes des croyants ». Ce cadre posé par le Coran est le premier élément qui montre l’absence d’une quelconque religiosité du « voile ». D’ailleurs, ce mot est-il réellement écrit ? Il est temps de dévoiler l’imposture islamiste.
Le Coran n’a jamais employé le mot « voile ». Ce terme ne figure dans aucun des 6236 versets qui le composent. C’est une création postérieure faite par la charia et soutenue par certaines traductions françaises. Les islamistes fondent pourtant leur légitimité sur leur soi-disant fidélité au texte qui permettrait d’être au plus près du désir de Dieu. Or, en utilisant « voile » dans des versets arabes qui n’en parlent pas, cette première contradiction n’est pas la dernière.
Il est difficile de traduire fidèlement certains mots arabes. Dans le Coran, un même mot peut avoir des sens totalement différents selon les versets. A l’inverse, lorsque différents termes sont utilisés dans divers versets, certaines traductions, par commodité ou idéologie, réduisent le tout par un seul. C’est le cas pour le « voile ».
Il existe plusieurs traductions françaises du Coran réalisées à différentes époques. Les islamistes ont évidemment opté pour celles qui utilisent « voile ». Ce sont ces traductions que nous trouvons dans leurs boutiques, leurs centres « culturels » et sur internet. De Oumma.com au Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) en passant par divers sites internet salafistes, tous utilisent la même. A un tel point qu’ils se sont copiés les uns les autres en reproduisant les mêmes fautes d’orthographe sur leur Coran en ligne : si « elle » cherchent la chasteté (sourate 24 verset 60).
Des sites salafistes au CFCM en passant par les Frères Musulmans, tous ont mis en ligne la même traduction du Coran avec les mêmes fautes d’orthographe
Cette traduction du Coran largement diffusée sur internet est celle de Muhammad Hamidullah (1908-2002). Ce brillant intellectuel d’origine indienne était à la fois maître de conférences au CNRS, professeur d’université en Turquie et militant religieux. En 1961, il cofonda le centre islamique de Genève avec Saïd Ramadan (gendre de Hassan Al-Banna et père de Tariq et Hani Ramadan). En 1963, il participa à la création de l’Association des étudiants islamiques en France (AEIF) pour accueillir les étudiants musulmans étrangers et promouvoir l’islam version Frères Musulmans. L’intérêt était que, une fois de retour dans leur pays, les étudiants participent à la diffusion des idées fréristes acquises en marge des universités françaises. L’AEIF posa les jalons de la future UOIF et de sa branche estudiantine EMF.
La traduction du Coran par Muhammad Hamidullah, maintes fois rééditée, date de 1959. Elle sera révisée par la Ligue islamique mondiale, une ONG wahhabite qui a pour objectif de promouvoir le panislamisme à travers un islam version intégriste. Comme toute traduction du Coran, elle est contestée. Mais elle est largement validée par l’ensemble des intégristes musulmans francophones (les fautes d’orthographes sont dans la version en ligne sur les divers sites, pas dans la version originale sur papier).
Pour les versets concernés par le « voile », je vais m’attacher à reprendre et à étudier la traduction choisie par les intégristes pour ensuite apporter le véritable sens littéral et le contexte. Nous verrons que le « voile intégral » n’est pas si intégral que cela dans le Coran. Ce n’est d’ailleurs même pas un voile. Nous plongerons ainsi, dans les parties suivantes, au cœur des fondations coraniques bancales de l’idéologie islamiste qu’ils ont toujours tenté de consolider à coups de hadiths. Un talon d’Achille qu’ils réussissent à masquer auprès des non musulmans et à protéger par des menaces et disqualifications auprès des musulmans trop critiques.
(2) Qaradhawi Youcef, Le licite et l’illicite en islam, Éditions Al Qalam, Paris, 1992, rééd 2005, p. 8.
(3) Mahmoud Hussein, Ce que le Coran ne dit pas, Grasset, 2013, p. 16.
(4) Un Tunisien d’exception: Le Cheikh-el-islam Tahar Ben Achour
Suite analyse
– 2 ème partie, analyse versets – 3ème partie – Suite et fin